L'isolationnisme énergétique des Américains

Par Emmanuel Fages  |   |  879  mots
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Emmanuel Fages est responsable de la recherche sur l'énergie à la Société Générale.

Au-delà d'une discutable utilisation de la politique monétaire pour préserver leur compétitivité vis-à-vis du reste du monde ("guerre des monnaies"), un aspect moins évident et moins commenté de la stratégie des États-Unis dans la crise actuelle est leur politique énergétique.

Celle-ci consiste à sécuriser pour longtemps une énergie à bas coûts. Le pays, pour cela, s'appuie sur ses ressources domestiques, via le développement récent des gaz de schiste et le rôle persistant d'un charbon bon marché. Il compte aussi sur celles de son orbite proche (pétrole canadien). L'annonce, voici quelques jours, du projet d'inversion du pipeline Seaway reliant le principal point de stockage pétrolier du pays dans l'Oklahoma (Cushing) au golfe du Mexique est un indice supplémentaire de cette construction. Permettant de fluidifier les échanges internes sur le continent, et prévu à terme pour être renforcé par d'autres tuyaux du même type (extension du pipeline Keystone XL de Cushing à Houston), ce projet signe le fait que le golfe du Mexique n'aura plus, à terme, une vocation uniquement importatrice.

Les États-Unis veulent devenir d'ici à 2030 une "bulle " énergétique, indépendante, sans doute à peu près complètement isolée de l'évolution des prix mondiaux, et impliquée dans les échanges internationaux avant tout dans un but d'optimisation. L'écart de prix avec le reste du monde sur le gaz est déjà stupéfiant : du simple au triple avec l'Europe, au quintuple avec l'Asie ; celui sur le charbon est également impressionnant avec un prix local une fois et demie à huit fois inférieur au prix international selon les références. La sécurisation des sables asphaltiques canadiens, le développement local envisagé du pétrole de schiste et des ressources en offshore profond dans le golfe du Mexique permettent d'aller dans le même sens à moyen terme : réduire la dépendance envers les pays non alliés des États-Unis, mais surtout, réduire la facture pour l'économie et s'assurer un horizon important d'énergie abondante et bon marché. D'où des conséquences importantes, géopolitiques, environnementales et économiques.

Du point de vue géopolitique, cela pourrait mener à un changement de l'équilibre diplomatique dans le golfe Persique.

Du point de vue environnemental, on comprend le refus, vraisemblablement pérenne, de toute régulation locale ou internationale ayant pour conséquence un possible renchérissement des coûts de l'énergie. D'où les efforts actuels du Congrès républicain de défaire systématiquement les réglementations que tente d'imposer l'Agence de protection de l'environnement fédérale (EPA) à l'industrie charbonnière. D'où également le déni d'une bonne partie des élus américains de la réalité du changement climatique et la position dure adoptée dans les négociations internationales sur le sujet.

Du point de vue économique, on assiste déjà à la réimplantation de certaines industries énergivores ou pour lesquelles le coût du "feedstock" fossile est un des éléments majeurs de compétitivité. Le gaz est sans doute désormais vendu moins cher aux États-Unis qu'en Russie - tout un symbole. Une partie de l'industrie chimique est en train de quitter le Moyen-Orient pour revenir aux États-Unis. À terme, on peut se demander s'il n'en sera pas de même pour l'industrie de l'aluminium, qui est actuellement en partance pour la Chine, mais pourrait revoir sa position. Plus largement, on pourrait dire que les industriels américains, tendanciellement menacés dans leur dominance historique par les progrès et les faibles coûts des producteurs émergents à qui ils ne peuvent opposer qu'un appareil de production local souvent vieillissant, semblent tenir là une solution.

L'administration et les élus, dont les obsessions actuelles, et sans doute pour longtemps, sont le taux de chômage et la croissance, sont complètement alignés. Dans ce contexte, les projets actuels d'exportation d'énergie (gaz et charbon) doivent pour nous être vus comme complètement réversibles. Ils sont aujourd'hui menés car la priorité à court terme est l'investissement et l'emploi, et les ressources domestiques apparaissent si abondantes qu'exporter, à la marge, apparaît donner plus de champ aux producteurs locaux sans tendre l'approvisionnement national. Mais cela pourrait être remis en cause s'il apparaît que cela doit renchérir le prix de l'énergie locale.

Enfin, une autre série de conséquences va concerner la redistribution des flux d'échange de pétrole et de gaz internationaux ; corollaire, la déconnexion durable des références de prix actuelles, brent et WTI - ce dernier devenant une référence purement locale - et sans doute l'apparition de benchmarks de prix différents reflétant mieux l'offre-demande d'un monde "excluant les États-Unis", plus centré sur le Moyen-Orient, l'Asie et l'Australie.

L'énergie est plus que jamais le nerf de la guerre économique, et une arme pour les États-Unis qui laissent le reste du monde lutter avec l'énergie chère. Mais ce faisant, le pays prépare-t-il l'avenir, ou ne fait-il que reculer les décisions douloureuses sur son appareil productif, inévitables à terme ? On peut aussi se poser la question de sa responsabilité internationale. L'absence de traitement du risque de changement climatique, le refus d'en envisager les conséquences peuvent inquiéter.