"La fin du face-à-face sino-américain"

Inamovible directeur des études économiques de la Caisse des dépôts, puis de Natixis, Patrick Artus pourrait se contenter de gérer tranquillement ses équipes d'économistes. Ce serait mal le connaître : nul ne lui conteste le titre d'expert le plus prolifique de la place. Certains jours, il produit et transmet jusqu'à cinq notes d'analyse économique à tous ses correspondants, passant allègrement de l'économie chinoise, dont il est l'un des meilleurs connaisseurs en France, à la crise de la zone euro, sans oublier les performances des économies sud-américaines ou une préconisation sur les consolidations fiscales. Toujours à l'affût d'une idée nouvelle, ce polytechnicien de 60 ans a lancé le thème des méfaits de la désindustrialisation, avec son ouvrage "la France sans ses usines".
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Plongée dans la crise de la dette, l'Europe va sans doute entrer en récession, ce qui marquera 2012. Comment les autres grands blocs économiques vont-ils traverser cette année ?

Aux États-Unis, Obama voulait engager une politique de réindustrialisation, financée par une remontée de l'épargne des ménages. Mais ceux-ci ont contrarié ses plans : ils recommencent à consommer, en désépargnant massivement. Cela alimente un processus de reprise, comme on le voit, avec une confiance qui remonte, et des créations d'emplois. D'où une croissance atteignant environ 2%.

Et en Asie ? Quel sera l'impact du ralentissement chinois ?

Bien sûr, la Chine ralentit, mais elle va continuer d'afficher des taux de croissance exceptionnels, en comparaison avec ceux enregistrés dans les anciens pays industriels. Avec 7% de hausse du PIB, on continue de grossir très vite.

Le gouvernement chinois veut réorienter la croissance, en misant sur le marché intérieur, qui serait dopé par des hausses des salaires. Dans un même temps, on note des tendances isolationnistes, un repli sur soi face aux entreprises étrangères. Avec quelles conséquences ?

La politique actuelle, en Chine, consiste à s'extraire de la dépendance des grandes entreprises étrangères. Celles-ci accèdent de plus en plus difficilement aux marchés publics, et peinent à nouer des relations avec des partenaires chinois. Aujourd'hui, les autorités imposent non seulement une forte valeur ajoutée locale, mais voudraient aussi exiger le recours important à des brevets locaux ! Le problème, c'est que, dans l'électronique, par exemple, si l'on prend l'exemple des iPad, la contribution des entreprises chinoises aux produits qu'elles exportent est limitée à... 4% ! 96% de la valeur ajoutée est importée. Les Chinois veulent rompre avec cela, en réintégrant sur leur territoire une part croissante de la valeur ajoutée. Leur objectif ? Tout produire ou presque en Chine. À rebours des théories du commerce international, ils estiment que leur pays est tellement immense, peuplé, et donc doté d'un marché intérieur à ce point gigantesque, qu'ils peuvent se permettre de ne pas se spécialiser.

Et pour doper le marché intérieur, les salaires montent...

Le salaire minimum augmente très vite, de 20% l'an. Cela entraîne une perte de compétitivité considérable, s'agissant des industries de main-d'oeuvre. Une bonne partie de celles-ci sera donc délocalisée vers le reste de l'Asie. Ces pays vont adopter le modèle prévalant en Chine jusqu'à maintenant, le modèle mercantiliste, consistant à accumuler des richesses, en privilégiant les exportations. En revanche, les Chinois, qui n'auront fonctionné avec ce modèle que sur une période assez courte - 1998-2012 - sont en transition vers un fonctionnement beaucoup plus autonome. Avant de se diriger vers un modèle hyperproductiviste, à la japonaise, nécessaire pour faire face au vieillissement accéléré de la population, à partir de 2020.

Avec quelles conséquences sur le reste du monde ?

Pour l'Europe et ses entreprises, la relance de la demande intérieure en Chine sera, une fois passé la tendance isolationniste actuelle, plutôt une bonne nouvelle. D'autant que, dans cinq ou six ans, les produits chinois seront aussi chers que les européens. Il ne faut pas s'attendre, pour autant, à un mouvement de relocalisation vers le Vieux Continent. Ce qui ne sera plus produit en Chine le sera au Vietnam, en Indonésie, en Inde, au Bangladesh, en Egypte, au Maroc...

Et en termes financiers ?

L'excédent commercial chinois fond très vite. Il pourrait se muer dès 2012 ou 2013 en déficit. Ce sera donc la fin du G2, du face-à-face Chine-États-Unis, avec les Chinois qui financent le déficit extérieur américain.

Qui le financera ?

Les pays excédentaires : de plus en plus, les pays pétroliers et, plus généralement les producteurs de matières premières. On revient au fonctionnement des années 1970-1980, avec les fameux pétrodollars. Les choses vont donc se compliquer pour les Américains : leurs "financeurs" seront nombreux, et beaucoup appartiennent au monde musulman.

Les États-Unis seront-ils éternellement en déficit extérieur ?

Cela dépend de leur capacité à se réindustrialiser, problématique. Les infrastructures sont largement défaillantes, après vingt à trente années de sous-investissement, dans les transports notamment. Et les secteurs compétitifs, comme la "high tech", ont en fait un poids relativement faible. La stratégie d'Obama en faveur de la réindustrialisation étant en passe d'échouer, les Américains se dirigent par conséquent vers une économie tertiarisée.

Et l'Europe ? Sera-t-elle perdante, à nouveau ?

Cela n'est pas si sûr. A terme, elle va nécessairement évoluer vers un régime à trois vitesses : le coeur, l'Europe politique avec les pays de la zone euro, au-delà, plusieurs économies récusant cette intégration - Grande-Bretagne, Pologne... -, et enfin, des pays associés, en Afrique du Nord, par exemple. S'agissant du coeur, une évolution est inéluctable vers le fédéralisme budgétaire. C'est la seule voie praticable, celle d'une union dans laquelle les différents pays deviendront, à l'image des régions françaises aujourd'hui, solidaires entre eux financièrement. Qui demande aujourd'hui à l'Auvergne de compenser les flux financiers venant de Paris liés au paiement des instituteurs qui y enseignent ? La future zone euro devra fonctionner ainsi, comme une union dans laquelle les budgets nationaux, étroitement supervisés, deviendront dépendants d'un budget central. Le corollaire, évident, c'est l'émission d'eurobonds pour alimenter ce fonds commun.

Berlin n'est pas près d'accepter cela...

Bien sûr, cela ne se fera pas du jour au lendemain. Mais il n'existe pas d'autre solution. Il faudrait une personnalité européenne forte, pour ébaucher ce projet fondamental. A l'image d'un Jacques Delors... D'un point de vue économique, les conséquences seront importantes : l'idée que chaque pays doit posséder une industrie pour équilibrer son commerce extérieur prend fin ; chacun d'entre eux pourra vraiment se spécialiser. Quand on songe à l'erreur magistrale du traité de Lisbonne, qui imposait à tous les États membres de se lancer dans l'innovation... C'est une confusion entre l'innovation, qui peut être concentrée dans certaines régions, et sa diffusion, évidemment nécessaire. Avec la réalisation d'une telle union économique et budgétaire, la mobilité du travail sera nécessairement plus importante : les ingénieurs portugais ne resteront pas au Portugal ! Il en résultera des gains de productivité, et donc plus de croissance...

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Commentaire 1
à écrit le 19/12/2011 à 16:01
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intéressant, mais pas sur que l'ingénieur portugais ou grec soit très content de ne pas avoir d'autre choix que de s'expatrier en Allemagne pour bosser dans l'industrie si leur pays se sont spécialisés dans le tourisme, les olives et le vin...

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