"Nous allons assister à la fin du malthusianisme"

Polytechnicien, Noël Giraud est professeur d'économie à Mines ParisTech et Paris Dauphine.
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Vous avez cherché à analyser la dynamique des inégalités dans le monde, qui déterminera, selon vous, les grandes évolutions économiques. Quelle influence ont-elles sur la mondialisation ?

Commençons par prendre un peu de recul et examinons ce que nous pouvons savoir du siècle en cours. Il faut partir de la démographie. Pour la première fois depuis douze mille ans, la population mondiale va se stabiliser. Elle culminera autour de 9 milliards d'hommes d'ici à la fin du siècle, puis probablement commencera à se réduire. Voilà pourquoi nous allons assister à la fin du malthusianisme : il est avéré que toute cette population peut être nourrie, chauffée, électrifiée, mobile (jusqu'à un certain point...). En revanche, un seul problème de limite naturelle à la croissance reste entier et très préoccupant, c'est celui du climat. On ne voit pas au nom de quoi on empêcherait les pays émergents et pauvres d'émettre autant de CO2 par habitant que les habitants des vieilles nations industrielles. En conséquence, nous, habitants des pays industriels, allons devoir diminuer très fortement nos émissions de CO2. Et toute la question est de savoir à quel équilibre nous parviendrons : quel niveau d'émission de carbone par habitant dans le monde ?

Vous faites le lien entre inégalités et climat. Quel est-il ?

C'est simple. S'agissant des inégalités internes aux pays industriels, on ne peut pas demander à un salarié dont le pouvoir d'achat stagne ou baisse depuis vingt ans de faire en plus des efforts pour polluer moins. On l'a vu avec la taxe carbone en France, annulée par le Conseil constitutionnel, mais qui aurait été de toute façon très mal acceptée par la population. S'agissant des pays émergents, on ne peut leur demander d'accepter une inégalité à terme des droits d'émissions "soutenables". Donc, si l'on veut se donner les moyens politiques et économiques d'une diminution des émissions de carbone, il faudrait réenclencher un processus de croissance, réducteur d'inégalités, dont les fruits seraient beaucoup mieux répartis entre les nations et au sein des nations.

Comment ?

Il faut analyser d'où viennent ces inégalités. On peut, en première analyse, séparer les emplois dans la population active des pays européens, par exemple, en deux parties : les nomades et les sédentaires. Les premiers sont employés dans les secteurs performants en Europe - le high-tech au sens très large et les marques - insérés dans le commerce mondial. Les emplois sont nomades en ce qu'ils sont soumis à une compétition globale : en cas de perte de leur compétitivité, ils disparaissent dans un territoire pour apparaître ailleurs. Les sédentaires travaillent essentiellement pour les premiers, dans les services, publics et privés, mais aussi dans le bâtiment et dans les rares industries dont les produits ne voyagent pas loin. Le problème, en Europe comme aux États-Unis, est que le nombre de nomades diminue depuis trente ans au profit des territoires émergents. En conséquence, le nombre de sédentaires ne cesse de croître, en regard de la demande qui leur est adressée. D'où une baisse relative de leurs revenus et/ou un chômage croissant. Pour rééquilibrer cette situation, il faudrait faire en sorte que les nomades redeviennent plus nombreux, car un territoire est d'autant plus riche, avec des inégalités contenues, que la part de l'économie nomade y est importante. Beaucoup disent : la solution, c'est d'amplifier encore notre effort dans le "high-tech" en investissant plus dans la recherche et développement, avec les pôles de compétitivité, etc... Bien sûr, il faut faire tout cela, et encore mieux. Mais cela ne suffira pas !

Que faut-il faire de plus ?

Nous avons besoin d'une véritable négociation mondiale, dans un cadre qui pourrait être le G20, sur la répartition des emplois nomades entre grandes zones. Il n'est plus possible de laisser cela aux "forces du marché", alors même que les pays émergents ont des capitalismes étatiques aujourd'hui très néomercantilistes. Il y a un vrai déséquilibre dans la répartition de l'industrie mondiale. Elle est très insuffisante en Afrique, devient trop faible en Europe et aux Etats-Unis, et trop extravertie en Chine et en Inde. La Chine est prête à abandonner sa stratégie mercantiliste d'accumulation d'excédents extérieurs via les exportations. Elle a désormais rattrapé son retard technologique. Elle est en passe de devenir compétitive dans quasiment tous les secteurs de l'industrie dite nomade. Elle peut mettre son industrie au service de son marché intérieur. Pas son industrie de main-d'oeuvre : compte tenu de la hausse des salaires, plus personne n'a vocation à y fabriquer des tee-shirts. Ce genre d'activité doit partir en Afrique, pour que ce continent s'industrialise enfin.

Et en Europe, il faut, sans attendre que les salaires chinois ou indiens aient rattrapé notre niveau, tout faire pour conserver et reconquérir ce que j'appellerais les chaînes de valeurs à fort investissement en capital humain. Car, une fois ce capital humain détruit, il sera très long et complexe de le reconstituer. A terme, il doit être possible de relocaliser en Europe une partie des chaînes de valeurs et y fabriquer à nouveau un plus grand nombre de produits industriels. Je n'aime pas l'expression, mais ce serait là, vraiment, un jeu "gagnant-gagnant" avec la Chine. Sinon, les inégalités vont encore se creuser en Europe et aux Etats-Unis. Outre-Atlantique, la population semble le tolérer : on peut imaginer un scénario de tiers-mondisation des Etats-Unis, avec des poches d'extrême richesse - dans les grandes villes - et de vastes zones beaucoup plus pauvres, peuplées notamment d'immigrés récents. Une situation à l'indienne, en quelque sorte, où l'on voit des îlots de richesse au milieu d'un océan de pauvreté. Pour les États-Unis, ce serait la poursuite des tendances à l'oeuvre depuis trente ans. Mais l'Europe, elle, a une tout autre histoire, et l'acceptabilité d'un creusement indéfini des inégalités n'a rien d'évident. Ce mouvement heurtera tôt ou tard l'aspiration ancienne à une certaine égalité. Les tensions politiques seront alors très fortes.

Vous prônez une sorte de protectionnisme négocié...

Il ne s'agit pas de cela. Il ne s'agit pas d'interdire aux Chinois ou aux Indiens d'investir en France, par exemple, bien au contraire. Je propose une coordination des politiques économiques et monétaires pour mettre en oeuvre un triple mouvement : un, recentrage des pays émergents sur leur propre marché intérieur, deux, délocalisation massive des industries de main-d'oeuvre vers l'Afrique - elle en a plus que jamais besoin, avec une population d'âge actif jamais aussi élevée de toute son histoire - trois, relocalisation de certaines chaînes de valeur en Europe.

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Commentaires 3
à écrit le 07/01/2012 à 22:00
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bravo à Salomon qui a très bien compris le sens de l'article... pour Eiffel, il ne faut pas se faire de bile, le CO2 est très bien pour la flore et donc pour la faune. De plus ce n'est pas un gaz à effet de serre. Les variations de température du sol...

à écrit le 31/12/2011 à 13:14
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Donc on force les entreprises, à la baïonnette, à s'implanter en Afrique ou à se relocaliser en Europe ? Laissons donc faire les forces du marché (si honnies); bien plus légitime que n'importe quel politicien ou "expert". On sait où ce genre de grand...

à écrit le 29/12/2011 à 21:22
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"diminution des émissions de carbone, il faudrait réenclencher un processus de croissance," Ce monsieur dit une chose et son contraire dans la même phrase. Il se contredit de façon récurente à plusieurs reprises ou du moins affirme des choses antinom...

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