Télécommunications : une concurrence destructrice d'emplois

Par Sébastien Crozier et Hélène Marcy  |   |  740  mots
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Par Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC/Unsa France Télécom Orange, et Hélène Marcy, déléguée syndicale CFE-CGC/Unsa France Télécom Orange.

L'un des traits les plus inquiétants de la société de consommation, c'est la schizophrénie du citoyen. Il s'alarme de la fermeture de Lejaby, du chômage de son cousin ingénieur remplacé par un sous-traitant en Inde... Il sait qu'une large part de l'économie contemporaine est basée sur la production de biens dans des pays à faible coût salarial, consommés dans des pays à plus fort pouvoir d'achat. Mais qu'on lui promette de payer moins cher ce qu'il consomme, et il oublie tout le reste. Jusqu'à quand le modèle pourra-t-il fonctionner ?

Le lancement de Free Mobile a suscité l'ire des consommateurs, savamment attisée par Xavier Niel, à l'encontre des trois opérateurs qui les auraient pris pour "des pigeons". Les réactions sont très violentes vis-à-vis de ceux qui osent émettre des critiques sur cette nouvelle offre. Les aficionados disent ouvertement préférer défendre leur porte-monnaie plutôt que les salariés des opérateurs, contestant les pertes d'emplois dans les télécommunications françaises (20% perdus en douze ans, soit 32.000 emplois), pourtant chiffrées officiellement par l'Arcep.

Qu'en temps de crise, le consommateur cherche à préserver son pouvoir d'achat, on le comprend. Mais comment baissent les prix des télécommunications ?

D'abord, il y a l'amortissement des réseaux : les télécoms fonctionnent sur un modèle de coût fixe, où le premier client coûte très cher à servir, le "n-ième" presque rien (jusqu'au moment où il nécessite l'installation d'un nouvel équipement pour écouler son trafic).

Ensuite, l'évolution technologique : la baisse continue du prix des composants électroniques, combinée à la performance croissante des équipements, réduisent non seulement le coût de l'investissement initial, mais aussi le coût d'exploitation des réseaux dernier cri, pour le même service rendu. Seul le dernier entrant en bénéficie à plein.

Enfin, la concurrence : le nouvel acteur, pour se faire une place sur le marché, propose le plus souvent un avantage tarifaire. Les autres sont obligés de s'aligner peu ou prou s'ils ne veulent pas voir tous leurs clients les quitter pour le nouveau venu. Les experts ne savent pas délimiter le pourcentage de baisse des prix attribuable à chacun des facteurs, mais, à l'instar des consommateurs, le régulateur des télécoms parie que la concurrence est le facteur clé. Et pour organiser une concurrence dite "libre et non faussée", l'Arcep fait peser des obligations sur les opérateurs en place, qui sont notamment contraints de... subventionner l'arrivée d'un nouvel entrant par une tarification asymétrique de la terminaison d'appel !

Quelles sont les marges de manoeuvre pour baisser les prix lorsqu'un nouvel opérateur vient bousculer la donne ? Il n'en existe qu'une : la main-d'oeuvre.

Chez les opérateurs des télécommunications, une part significative des effectifs se trouve dans les centres d'appels, pour gérer la relation commerciale et l'assistance clients. Pour baisser les coûts, les opérateurs délocalisent, y compris Free, dont 2.000 des 4.000 téléconseillers étaient déjà au Maroc avant l'ouverture de Free Mobile, et qui a contracté avec des sous-traitants situés dans le même pays pour le lancement de sa nouvelle activité.

Le gouvernement le sait. Malheureusement, depuis les belles intentions de Laurent Wauquiez en 2010, on attend en vain les bilans de relocalisation.

Les licences de téléphonie auraient pu être attribuées sous condition de ne délocaliser hors d'Europe ni les centres d'appels ni la fabrication des équipements. Mais le régulateur n'en a rien fait, y compris pour les licences 4G, alors qu'une telle mesure ne coûtait rien, et ne créait aucune distorsion de concurrence si elle était appliquée à tous les acteurs. Ne serait-ce pas le rôle d'un régulateur de protéger l'emploi plutôt que de se faire le chantre du consumérisme ?

Les délocalisations entraînent l'économie nationale dans une spirale négative.

Aucun des politiques interrogés sur le lancement de Free Mobile ne semble avoir compris ces enjeux, étrangement absents en pleine campagne présidentielle...

Devant la catastrophe qu'il a lui-même organisée, le régulateur se sent aujourd'hui obligé de dénoncer les dividendes extravagants servis par l'opérateur historique sous la pression de l'État. Combien de temps ce même régulateur mettra-t-il à comprendre la nécessité de limiter les délocalisations ?