La leçon de l'Amérique à la zone euro

Par Harold James, historien, Princeton University  |   |  1118  mots
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Pourquoi la zone euro a intérêt à redécouvrir d'urgence les idées d'Alexander Hamilton, initiateur de la mise en commun des dettes des Etats fédérés en 1790, et donc à ce titre l'un des pères des Etats-Unis d'Amérique. Le partage du fardeau de la dette est la seule issue à la crise actuelle, mais suppose un transfert de souveraineté politique.

La crise de la dette en Europe a éveillé l'intérêt des Européens pour les précédents dans l'Histoire américaine. Alexander Hamilton est devenu un héros contemporain pour nombre d'entre eux et peut-être son visage figurera-t-il un jour sur les billets de 10 euros ! Plus précisément, sa proposition de 1790 visant à ce que le gouvernement fédéral prenne à sa charge les lourdes dettes des Etats est un modèle tentant pour les pays européens qui gémissent sous le poids d'une dette insupportable. Ainsi, l'année dernière, Thomas Sargent l'a cité à titre d'exemple dans son discours à l'occasion de la remise de son prix Nobel d'économie.

Mutualisation

Contrairement à James Madison et à Thomas Jefferson, Hamilton pensait que la Fédération devait prendre en charge la dette que les différents Etats avaient accumulée durant la guerre d'Indépendance. Sa proposition offre deux avantages, l'un d'ordre pratique, l'autre d'ordre philosophique. A l'origine, l'argument fort en faveur de sa proposition était qu'elle offrait une meilleure garantie aux créanciers et permettait donc de diminuer les taux d'intérêt (de 6%, le taux auquel les Etats finançaient leur dette, à 4%). Il insistait sur l'importance de l'engagement en faveur d'un budget équilibré comme pré-condition à une politique économique. "Quand la solvabilité d'un pays pose un tant soit peu question", disait-il, "il doit verser des primes de risque extravagantes sur tous les prêts qu'il souscrit".

Cette logique séduit sûrement les Européens aujourd'hui, mais Hamilton insistait sur un élément plus important en faveur de finances saines que le simple pragmatisme. Il existe, affirmait-il, "une relation intime entre bonheur collectif et éthique publique". Consistant à honorer les engagements pris, l'éthique publique devait permettre de bâtir le fondement de la solidarité dans la nouvelle communauté politique que formaient les USA. Elle devait faire des finances fédérales "le puissant ciment de notre union".

La création des Etats-Unis a réussi notamment parce qu'ils ont pu se financer grâce à des douanes administrées au niveau fédéral qui leur ont fourni au début l'essentiel de leurs recettes. La nécessité de revenus spécifiques est valable aussi pour l'Europe d'aujourd'hui ; un système fiscal européen rénové pourrait comporter une administration commune de la TVA (avec le bénéfice supplémentaire de l'élimination d'une grande partie de la contrebande).

L'union monétaire a un coût politique

Dans le cas américain, l'unité a eu cependant un coût : un plafond imposé à la participation de la Virginie à la dette commune. C'est ce privilège accordé à l'Etat le plus puissant de l'Union qui a décidé Madison à ne plus s'opposer à la proposition d'Hamilton. Ce compromis (qui a aussi conduit à établir définitivement la capitale fédérale dans le district de Columbia, en bordure de la Virginie et du Maryland) pourrait servir d'exemple pour limiter l'engagement de l'Allemagne si des euro-obligations ou tout autre plan de mutualisation de la dette était adopté.

L'expérience américaine en matière de finances "fédéralisées" n'a pas été une réussite immédiate. Deux éléments importants de l'architecture financière d'Hamilton n'ont pas vu le jour, ou seulement imparfaitement. Son idée de système bancaire à l'échelle nationale a rencontré immédiatement une forte opposition (curieusement, sa proposition a été bien mieux reçue au Canada) et son projet en faveur d'une banque centrale nationale a été bloqué par ses adversaires. La charte de la First Bank est devenue caduque en 1811, une génération plus tard, en 1836, le président Andrew Jackson s'est opposé avec succès à la charte de la Second Bank.

De même, le plan d'Hamilton concernant les finances fédérales n'a pas assuré une union pacifique. L'union budgétaire a eu un caractère explosif plutôt qu'unificateur. Alors que les marchés financiers se développaient au début du 19° siècle, les différents Etats ont emprunté à grande échelle, passant rapidement du statut de créancier à celui de débiteur. Il s'en est suivi une vague de faillites au début des années 1830.

Dans les années 1860, une génération plus tard, la guerre de Sécession a éclaté entre les Etats du Nord et du Sud en grande partie en raison d'un conflit de nature financière, au moins du point de vue des Sudistes. Selon la Confédération des Etats esclavagistes, l'Union a décidé de déposséder les Sudistes parce que l'idée initiale de Lincoln de mettre fin à la pratique immorale de l'esclavage en offrant une compensation aux propriétaires d'esclaves revenait beaucoup trop chère.

La prise en charge fédérale de la dette des Etats ne pouvait en elle-même garantir l'ordre politique. La guerre de Sécession a mis en évidence l'importance d'une base éthique commune dans l'approche de la dette et des finances publiques. Hamilton a échoué sur ce plan en raison des différences de conception morale entre les Etats.

Quelle limite à la dette "hamiltonienne" ?

Aujourd'hui les Européens s'intéressent au côté pratique de la proposition d'Hamilton : la mutualisation de la dette pourrait diminuer le coût du crédit ; mais ils n'ont ni conçu les institutions politiques ni établi l'éthique commune jugées indispensables par Hamilton. Le large débat politisé sur la restructuration de la dette a rendu plus difficile une solution "hamiltonienne" parce que la solvabilité des pays qui en seraient parti est devenue sujette à caution.

Un point de départ évident d'une Europe "hamiltonienne" pourrait être l'établissement d'une limite à la dette nationale mutualisée - peut-être le seuil déconsidéré de 60% du PIB qui figure dans les critères de convergence du traité de Maastricht (sans mesure adéquate pour veiller à son respect) ou même une limite plus basse. Le montant de la dette qui dépasserait cette limite resterait de la responsabilité des pays membres.

A long terme, le partage du fardeau de la dette est la seule voie permettant à l'Europe de faire une sortie de crise qui ne se transforme pas en catastrophe, mais cela suppose d'assumer une bien plus grande responsabilité politique et un plus grand contrôle au niveau politique. On peut aussi retenir des idées d'Hamilton et de l'Histoire américaine que les institutions nécessaires ne fonctionneront pas sans un consensus bien plus important.
 

(*) Harold James est professeur d'Histoire et d'Affaires internationales à l'université de Princeton et professeur d'Histoire à l'Institut universitaire européen de Florence. Il a écrit un livre intitulé The Creation and Destruction of Value: The Globalization Cycle.

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