Emploi : pourquoi la France décroche de l'Allemagne

Par Note de Benchmarking de l'Institut Thomas More  |   |  2970  mots
Copyright Reuters
La divergence de la France et de l'Allemagne en terme de performances économiques s'explique aussi par les politiques de l'emploi menées de part et d'autre du Rhin. Dans une note de Benchmarking, l'Institut Thomas More, d'inspiration libérale, a réalisé un travail de comparaison dont il ressort que le système français est certes plus protecteur, mais se montre beaucoup moins efficace et plus coûteux pour lutter contre le chômage.

Par toutes ses conséquences induites sur le corps social, le chômage constitue un véritable fléau. Au-delà du poids économique et social qu'il représente, et qui est déjà le signe d'un échec collectif, il est sans doute le principal facteur d'un pessimisme et d'un fatalisme qui ronge tous et chacun. Comment une société peut-elle bien se porter quand près d'un quart de sa jeunesse ne trouve pas de travail et voit son horizon bouché et que des parents en arrivent à se dire que leurs enfants auront des conditions de vie moins bonnes que les leurs ? L'aigreur et la défiance gagnent.
Cette situation est celle de la France depuis trente-cinq ans. Depuis 1977, le chômage n'est pas descendu en-dessous de 7% dans notre pays. Une réforme de notre politique de l'emploi s'impose. La France compte aujourd'hui 2,9 millions de chômeurs et les coûts du système s'élèvent à 45 milliards d'euros par an. Dans les prochains mois, avec des perspectives de croissance faible, il est à craindre que le pallier des 3 millions soit franchi, qu'un chômage massif et structurel s'installe et que la décrue tarde à venir. Cette perspective devrait faire de la bataille pour l'emploi le principal enjeu de la campagne présidentielle... Mais jusqu'ici, force est de le constater, peu d'idées fortes ont été avancées.
Pour y contribuer, l'Institut Thomas More présente sa nouvelle note de Benchmarking. Si nous avons choisi de comparer avec l'Allemagne, c'est pour sa situation économique, la taille de son marché du travail et un revenu par habitant comparables à ceux de la France - et parce que notre voisin d'outre-Rhin a osé entreprendre des réformes courageuses et douloureuses en révisant sa politique de l'emploi dès les années 2003-2005 avec les fameuses réformes Hartz. Il faut rappeler ici qu'à l'époque l'Allemagne était considérée comme "l'homme malade" de l'Europe - une chose presque inimaginable aujourd'hui. Une bonne partie de cette note s'intéresse à l'influence qu'ont pu avoir ces réformes sur les succès allemands de cette décennie.
Un dernier mot : l'année de référence des données qu'on va trouver dans cette note est 2009, dernière année complètement renseignées dans les bases de données Eurostat et OCDE. Mais il convient de noter qu'il s'est agit d'une année de très forte récession pour l'Allemagne, avec un recul du PIB de 5%, et que ses performances, en matière d'emploi notamment, en ont été naturellement impactées. Pour prendre la mesure de la réussite allemande, il suffit de rappeler qu'au mois de janvier 2012, le taux de chômage s'établissait à 5,8%, contre 10% en France .

Chiffres et données
Par "Politique de l'emploi", on entend ici l'ensemble des mesures engagées par l'État et les administrations publiques dans le but d'accroître l'emploi ("politiques actives d'accroissement du nombre d'emplois") et de réduire le chômage ("politiques passives de traitement du chômage"). La définition du terme "chômage" est l'une des difficultés méthodologiques majeures pour le traitement de ce sujet. Les définitions nationales, qui font généralement référence au nombre de personnes enregistrées auprès du service public spécialisé (Pôle Emploi en France et Bundesagentur für Arbeit en Allemagne), ont le défaut d'être trop disparates et changeantes selon les pays. La méthodologie de l'Organisation Internationale du Travail (OIT) - recensement par sondage - offre au contraire une mesure plus stable et plus homogène si l'on veut évaluer les tendances sur le marché de travail sur le long terme. C'est donc celle-ci que nous avons retenue. Par "Emploi", nous entendons tous les emplois soumis à cotisation auprès des organismes sociaux. Sauf mention explicite d'une autre année, l'année de référence est 2009. Mais comme nous l'avons dit plus haut, il convient de garder à l'esprit qu'il s'est agit d'une année particulièrement sombre pour l'économie allemande. On peut penser que la comparaison serait significativement plus favorable à l'Allemagne si l'année 2010 avait pu être prise comme année de référence. Dans la partie Analyse, on a tenu compte de cette réalité en indiquant, si l'écart était trop grand entre 2009 et une année avoisinante, les chiffres 2008 ou 2010, selon la disponibilité.

De l'ensemble des données synthétisées dans les tableaux que vous pouvez retrouver en cliquant ici, il ressort les neuf points d'analyse suivants.

1 - Si la France ramenait sa dépense publique par demandeur d'emploi au niveau allemand, cela représenterait une économie de 7,8 milliards d'euros par an.

Le premier critère pour mesurer l'efficacité des dépenses publiques consacrées à la politique de l'emploi est naturellement la comparaison des dépenses par demandeur d'emploi : on constate alors que la dépense en France est de 2 152 euros plus élevée qu'en Allemagne - 12 678 euros contre 10 526. Si on ramenait ce chiffre au nombre total de demandeurs d'emploi, une économie potentielle de 7,76 milliards d'euros serait réalisable.
Sur la période 2005-2009, les dépenses totales en Allemagne et en France ont pris un chemin complètement opposé : alors que l'Allemagne a su baisser sa facture de 7,5% (4,87 milliards d'euros), la France a enregistré une hausse de 7% (2,87 milliards d'euros). Pour le résultat en terme de chômage que l'on sait : 1,2 point de plus en France qu'en Allemagne.

2 - Une politique de l'emploi plus coûteuse mais pas plus performante : un chômage supérieur de 15,2% en France comparé à l'Allemagne... et de 24% en 2010 !

Cette dépense supérieure pourrait être justifiée par une meilleure performance de la politique d'emploi. Mais ce n'est pas le cas... puisque le taux d'emploi reste plus bas (de 9%) et le taux de chômage plus élevé. On peut alors s'interroger sur l'efficacité des mesures mises en ?uvre. De fait, le taux de chômage reste plus élevé en France qu'en Allemagne, malgré les efforts financiers supérieurs qu'on vient d'indiquer ci-dessus. Le taux de chômage est de 15,2% plus élevé en France comparé à l'Allemagne - un écart qui grimpe à 24% en 2010 ! Si, par une politique globale de l'emploi plus performante, on ramenait le nombre des chômeurs en France au niveau de l'Allemagne, une économie de 4,6 milliards d'euros pourrait être réalisée. Le succès des réformes Hartz se lit dans l'évolution des courbes de chômage depuis 2005 : s'il a augmenté de 23% en France, le taux de chômage a baissé de 41,5% outre-Rhin.

3 - Politiques actives d'accroissement du nombre d'emplois : un coût de 2,75 milliards d'euros de plus qu'en Allemagne, moins efficace et mal réparti.

Interrogeons-nous d'abord sur les politiques actives d'accroissement du nombre d'emplois : si les moyens qui y sont consacrés sont à peu près équivalents en valeur absolue (6,9 milliards d'euros en France contre 6,6 en Allemagne), le montant par demandeur d'emploi diffère fortement : 1 916 euros en France contre 1 151 en Allemagne - soit 765 euros (+67%). Rapporté au nombre de demandeurs d'emploi, cela représenterait une économie potentielle de 2,75 milliards d'euros. Mais non seulement la France dépense plus, elle dépense mal aussi : si l'Allemagne consacre une bonne partie de ses moyens à l'incitation à la créations d'entreprise et l'incitation à l'emploi, la France dépense plus de 2,9 milliards d'euros pour la création directe d'emplois - contre 1,5 milliards en Allemagne... soit 94,3% de plus !
Alors que 42,2% des moyens consacrés aux politiques actives d'accroissement du nombre d'emplois sont aujourd'hui investis dans ces mesures, le retour d'expériences étrangères, mais aussi les résultats médiocres sur le long terme des dispositifs de contrats aidés mis en place en France ces dernières décennies (dont le « contrat d'autonomie » en 2008), ont fait la démonstration de l'inefficacité coûteuse de cette voie. Les projets de certains candidats à l'élection présidentielle continuent pourtant d'aller dans ce sens...
Depuis 2005, on constate une baisse considérable des moyens consacrés aux politiques actives en Allemagne... à l'exception du soutien à la création d'entreprise. Les mesures touchant l'emploi protégé ou la création directe d'emploi ont connu des baisses respectives de 69% et 38%, alors qu'en France, les premières augmentaient de 27% et les secondes baissaient de 23%. En total, la diminution des dépenses a été de 7,8% côté allemand quand elles augmentaient de 13,1% en France.

4 - Incitation à la création d'entreprises : seuls 5,9% des nouvelles entreprises créent plus d'un emploi en France.

On le comprend donc, l'Allemagne a fait le choix de miser sur la création d'entreprises comme moteur de la création d'emplois : elle y consacre 24,8% de l'ensemble des moyens dédiés aux politiques actives - contre 10,7% en France (soit +57%). Si on considère pourtant le taux de création d'entreprise, on peut se dire que la France n'a pas à rougir : avec 580 200 entreprises créées en 2009, la France dépasse largement l'Allemagne et ses 410 000 entreprises créées (+41,5%).
Mais ce satisfecit hâtif se heurte au fait que la plupart des entreprises créées en France le sont sous le régime de l'auto-entrepreneuriat et ne créent par conséquent que rarement des emplois. Si on soustrait ce groupe, le nombre de créations se réduit à 260 200. Mais la réalité cruelle apparaît lorsqu'on compare les entreprises qui ont créé plus d'un emploi dès leur début : 34 232 en France (soit 5,9% du total), contre 177 530 en Allemagne (soit 43,3%).

5 - Le scandale absolu : un taux de chômage des jeunes supérieur de 105%.

Chacun le répète : le chômage des jeunes constitue un scandale absolu, aux conséquences économiques et sociales désastreuses. La recette de la réussite allemande est bien connue : l'intégration sur le marché de l'emploi doit se faire au moment même où le jeune termine sa formation initiale. C'est pour cette raison que le nombre des jeunes sans emploi est si choquant en France. Le chômage des 15-24 ans est en effet de 23,2% en France, contre 11,3% en Allemagne - soit 105% de plus... La raison de cet écart abyssal est largement connue : un système de formation allemand, faisant notamment une large place à l'apprentissage en associant établissements scolaires et entreprises, bien plus performant et développé que le système français. 31,6% des 15-24 ans sont en apprentissage en Allemagne, contre 14,4% en France - soit 54,4% de plus. Devant un tel échec collectif, tous les candidats à l'élection présidentielle ont fait de l'apprentissage un cheval de bataille... Il serait temps.
Sur la période 2005-2009, la politique de formation des jeunes a permis à l'Allemagne de baisser le taux de chômage des 15-24 ans de 27,7%, quand la France voyait croître le sien de 12,8%.

6 - Formation des demandeurs d'emploi : une performance comparable pour un coût supérieur de 1,56 milliards d'euros.

La formation des demandeurs d'emploi constitue sans doute l'un des moyens les plus efficaces de la politique de lutte contre le chômage. Hélas, c'est en toute fin de mandat que Nicolas Sarkozy s'en est préoccupé, en confiant une mission à Gérard Larcher, ancien président du Sénat, qui rendra ses conclusions début avril. Le taux d'intégration est assez proche en France et en Allemagne, avec 51,5% des demandeurs d'emploi ayant reçu une formation qui trouvent un emploi dans les six mois pour la France contre 46,3% pour l'Allemagne - mais 53% en 2010. Mais si la performance est comparable, le coût ne l'est pas : 434 euros de plus par demandeur d'emploi en France par rapport à l'Allemagne - 1 902 euros contre 1 468 (+ 30%). On peut donc identifier ici une économie potentielle de 1,56 milliards d'euros à service égal.
Mais il est intéressant d'ajouter que, si la France dépense plus par demandeur d'emploi, elle dépense moins par personne entrant en formation : 12 341 euros contre 13 626 en Allemagne - soit -1 285 euros (-9,4%). Ce qui signifie que ses dépenses sont plus saupoudrées et moins bien ciblées. Un surcoût qui se cache dans la mauvaise organisation et la lourdeur de mécanismes qui ont été largement critiqués ces dernières années .
L'évolution de la formation des demandeurs d'emploi suit pratiquement le même cours depuis 2005 : on observe une augmentation de 41,1% côté allemand contre 37,6% côté français.

7 - Politiques passives de traitement du chômage : 4,17 milliards d'euros d'économies potentielles.

Si on regarde maintenant du côté des dépenses publiques consacrées aux politiques passives, on constate d'abord que le montant global est supérieur de 9,4 milliards d'euros en Allemagne - 27,1 en France contre 36,5 en Allemagne, soit 25,8% de moins. Mais, rapporté à chaque demandeur d'emploi, le surcroît de dépense redevient français, avec 1 156 euros de plus qu'en Allemagne - 7 514 euros en France contre 6 358 en Allemagne, soit 18,2% de plus. Si on ramenait la dépense par demandeur d'emploi au niveau de celle de l'Allemagne, cela permettrait une économie de 4,17 milliards d'euros. Tandis que l'allocation chômage est restée stable en France depuis 2005 (avec une légère augmentation de 1,6%), la facture allemande s'est allégée de 20,1% (8,82 milliards d'euros).

8 - Un sous-emploi plus élevé de 163%, un travail à temps partiel plus élevé de 53%, un risque de pauvreté des chômeurs plus élevé de 51% en Allemagne : le prix à payer pour la baisse du chômage ?

Notre comparaison ne serait pas complète si l'on omettait les conséquences des réformes Hartz sur la structure du marché du travail en Allemagne. A commencer par le sous-emploi qui est considérablement plus élevé qu'en France, puisqu'il y concerne 11,3% de la population active contre 4,3% en France - soit 163% de plus. Le nombre d'emplois à temps partiel est également plus élevé : il touche 24,4% de la population active, contre seulement 15,9% en France - soit 53% de plus. Les salariés sous contrat de travail temporaire représentent, quant à eux, à peu près la même proportion : 11,5% de la population active en France et 12% en Allemagne. Il faut enfin regarder le taux de risque de pauvreté des chômeurs : 23,7% en France contre 48,4% en Allemagne - soit 51% de plus. Plusieurs raisons expliquent néanmoins ce dernier écart : la baisse, d'abord, des allocations chômage dans le cadre des réformes Hartz ; mais aussi la réduction générale du taux de chômage qui a laissé dans les registres du Bundesagentur für Arbeit les demandeurs d'emploi de longue durée, les moins qualifiés et qui touchent l'équivalent du RSA : souvent les plus difficiles à réinsérer sur le marché du travail.
Tout cela illustre que le système français est à la fois plus protecteur et moins dynamique et performant. En effet, si nous avions le même taux de sous-emploi, d'emplois à temps partiel et de travail temporaire, rapporté à notre population active, qu'en Allemagne, cela représenterait 4,5 millions de personnes en plus impactées... Mais il faut aussi tenir compte de ce que le taux d'emploi est nettement supérieur en Allemagne (+6.3 points). Avec ce même taux, la France compterait 2,5 millions de personnes supplémentaires au travail.
Plus de chômeurs mieux protégés ou moins de chômeurs plus exposés : c'est à un véritable choix de société et de valeurs qu'on a à faire. L'Allemagne a réussi à réduire le chômage de plus de la moitié en 7 ans seulement - en rendant les mécanismes plus flexibles, mais le statut de demandeur d'emploi plus précaire. Au regard de la dégradation inquiétante des finances publiques, il convient de s'interroger pourtant sur la durabilité du système français à long terme et de se demander si l'introduction d'une certaine flexibilité - dans une juste mesure - ne serait pas nécessaire pour stimuler la création d'emplois pérennes et continuer de venir en aide à ceux qui en ont le plus besoin.

9 - 2012 : comment sortir de l'impasse du chômage ?

On l'a noté en commençant, les chiffres du chômage en 2012 donnent un net avantage à l'Allemagne : 5,8% contre 10% en France en janvier 2012. Si l'on admet que le chômage constitue un véritable fléau social, par toutes ses conséquences induites sur le corps social, il convient de faire de la bataille pour l'emploi la priorité des priorités. Le débat présidentiel en cours devrait en être l'occasion.
Après plus de trente années de "traitement social du chômage" qui ont abouti à la "société du chômage" que nous connaissons, hélas, le monde d'aujourd'hui demande de la flexibilité à l'ensemble des acteurs - administrations publiques, entreprises et individus. Rien ne sert de jouer avec les peurs ni de promettre la préservation éternelle de notre modèle social à l'abri des effets de la mondialisation. C'est une politique offensive de création d'emplois, qui met à fond l'accent sur la formation - des jeunes comme des demandeurs d'emploi -, qu'il faut inventer. Ce que n'a pas su faire la France jusqu'ici.
Bien entendu, d'autres facteurs pèsent lourds, à commencer par une politique favorable au développement des entreprises, seules créatrices de croissance, de richesses et donc d'emplois. Néanmoins, les données présentées dans ces pages montrent clairement qu'avec des réformes ambitieuses de la politique de l'emploi, un pays comme l'Allemagne a su obtenir des résultats imparfaits mais spectaculaires. De quoi inspirer les responsables politiques français...

(*) Présent à Paris et Bruxelles, l'Institut Thomas More est un think tank d'opinion, européen et indépendant. Il diffuse auprès des décideurs politiques et économiques et des médias internationaux des notes, des rapports, des recommandations et des études réalisés par les meilleurs spécialistes et organise des conférences-débats et des séminaires sur ses thèmes d'études. L'Institut Thomas More est à la fois un laboratoire d'idées et de solutions innovantes et opératoires, un centre de recherches et d'expertise, un relais d'influence.