"Juste échange ou libre échange ? "

En partenariat avec l'Ecole d'économie de Paris (PSE-Paris School of Economics), La Tribune publiera désormais régulièrement dans sa rubrique Opinion des articles proposés par les chercheurs de PSE. Aujourd'hui, Julia Cagé, économiste à Harvard et à PSE, revient sur le débat sur le juste échange qui a resurgit depuis la crise et alimente actuellement la campagne électorale française.
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La campagne électorale française semble faire fi du contexte international. Pourtant, un certain consensus s'impose peu à peu : celui d'un retour au protectionnisme. En témoigne Nicolas Sarkozy annonçant vouloir renégocier les accords de Schengen (!). En témoigne la multiplication des propositions sur la préférence commerciale européenne, les candidats se disputant la paternité du "Buy European Act". En témoigne la mise au centre du programme socialiste de la notion de juste échange.

Réciprocité

Le juste échange justement. Les pays développés mettent l'accent sur la réciprocité de l'accès aux marchés. Car s'ils sont déjà pratiquement tous en situation de libre-échange, ce n'est pas le cas des pays en développement. Ils sont ainsi paradoxalement - tout en défendant un certain retour au protectionnisme à leurs frontières - les premiers partisans d'un approfondissement des échanges, là où les pays les plus pauvres préféreraient aller à leur rythme. Et où il semblerait préférable de les laisser faire, du moins si l'on considère un aspect de l'ouverture au commerce international négligé jusqu'à aujourd'hui : les recettes fiscales.
Dans une étude originale menée avec Lucie Gadenne , nous avons étudié, sur plus de cent pays en développement au cours des soixante-dix dernières années, l'impact de l'ouverture au commerce international sur lafiscalité. Alors que l'on pouvait s'attendre à ce que chaque euro de recettes fiscales perdu du fait de la suppression des droits de douane soit compensé par une augmentation symétrique des impôts au niveau domestique (TVA ou impôt sur le revenu), cela n'a pas été le cas.
Entre 1975 et 2000, la libéralisation commerciale a entraîné une baisse de 40% des revenus fiscaux commerciaux pour les pays les moins développés, baisse qui n'a pas été compensée par une augmentation de la taxation domestique :les revenus fiscaux totaux de ces pays ont baissé de plus de 13%, et ils représentent aujourd'hui en moyenne à peine 15% de leur PIB, contre 35% pour les pays développés.
Sur les 110 épisodes de baisse des revenus fiscaux commerciaux que nous avons identifié -baisse d'en moyenne 4 points de PIB, soit 20% des revenus fiscaux totaux au moment du choc et 55% des revenus fiscaux commerciaux -, moins de la moitié des pays avaient compensé cette perte au bout de cinq ans. Seulement 55% au bout de 10 ans. Un certain nombre ne l'ont toujours pas fait.

Les leçons de l'histoire

Pourquoi ces pays n'ont-ils pas augmenté leurs impôts domestiques de manière à contrebalancer la perte de leurs revenus douaniers ? La réponse est à chercher dans l'Histoire. Non seulement la leur, mais celle des pays aujourd'hui développés, la France, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, qui se sont eux-aussi ouverts au commerce international, il y a cela parfois plus de cent cinquante ans, mais dans des conditions bien différentes.
Quand le Premier ministre britannique Robert Peel a décidé en 1842 l'une des premières réductions importantes des tarifs douaniers, plus d'un tiers des revenus fiscaux de son pays provenaient des droits de douane. Cette chute dans le budget de l'Etat a été financée par la réintroduction d'un impôt sur le revenu et l'utilisation d'une bureaucratie fiscale moderne héritée des guerres napoléoniennes. En conséquence de quoi les revenus fiscaux domestiques supplémentaires ont été si importants qu'ils ont permis de diminuer encore davantage les tarifs douaniers.
On a trop tendance à oublier cette réalité historique : durant les premières étapes de l'industrialisation, les pays aujourd'hui développés ont tout d'abord utilisé intensément les tarifs, et ne les ont diminué qu'une fois leur administration fiscale suffisamment développée.

Contrainte fiscale

Or la réalité est bien différente aujourd'hui pour les pays en développement : comme les pays développés il y a cent ans, ils s'ouvrent au commerce et diminuent leurs droits de douane, mais à la différence de ces pays il y a un siècle, ils le font ou l'ont fait - souvent sous la contrainte des institutions financière internationales- alors qu'ils ne disposent pas d'une administration fiscale leur permettant de lever des impôts domestiques. Ils voient ainsi s'effondrer les ressources fiscales et les capacités de dépenses publiques de leurs gouvernements : comment un Etat peut-il assurer les investissements nécessaires au développement de son pays quand ses revenus fiscaux représentent moins de 15% de son PIB ?
La libéralisation commerciale s'est souvent faite pour les pays en développement au prix d'un effondrement de leurs ressources fiscales et de leur capacité d'investissement. C'est sous cet angle aussi qu'il faut poser la question du protectionnisme, car si le commerce international peut être un jeu à somme positive, il ne le sera qu'à condition de prendre en compte tous les effets négatifs qu'une ouverture trop rapide peut entraîner. Avant de vouloir obliger les pays les plus pauvres à s'ouvrir davantage, il faut leur donner les moyens de mettre en place une administration fiscale efficace. Car pour eux également, il n'y aura pas de représentation sans taxation.
 

Retrouvez le site de PSE - Ecole d'économie de Paris sur www.parisschoolofeconomics.eu

 

 

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Commentaire 1
à écrit le 10/04/2012 à 15:09
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Il me semble que vous ayez tous une vision chauviniste de la situation. Ces pays subissent en grande partie les "plans d'ajustement"dictés par l'OMC, le FMI et autres institutions gouvernés par les pays "riches". Or ces pays "pauvres" sont paradoxa...

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