Buffet-Crampon et moi

Par Jacques Rosselin  |   |  932  mots
Photo DR / Buffet-Crampon
Vendredi j'ai eu une petite émotion. En lisant mes mails, je tombe sur communiqué de presse m'annonçant l'acquisition de Buffet-Crampon par un fond d'investissement. Buffet-Crampon fabricant français d'instruments à vent depuis 1825...

Buffet-Crampon n'est pas une entreprise comme les autres. Buffet-Crampon fabrique des belles, des très belles clarinettes. Son savoir-faire l'a rendu célèbre dans le monde entier. Sa petite fabrique est cachée dans une petite rue de Mantes-La-Jolie, à quelques mètres (allez savoir pourquoi) de celle de son concurrent Selmer, plus connu pour ses saxophones.

Une reprise par un fond d'investissement, même "avec la participation de la Caisse des dépôts", inquiète. Rien de personnel bien sûr. Si l'on en juge par le trombinoscope proposé sur leur site, les fondateurs de Fondations Capital, issus de la restauration d'autoroute et travaux publics, ont l'air sérieux, portent la cravate et ont été formés aux meilleurs écoles. Mais l'objectif d'un fond, on le sait, est essentiellement financier. On assainit, on redresse, on développe et on revend quelques années après.

Buffet-Crampon fabrique des clarinettes. Une clarinette, comme tout instrument de musique, n'est pas un bien de consommation comme les autres. Il s'achète mais ne se revend jamais. On peut le perdre dans un déménagement. Le détruire, le jeter. On peut le donner à un ami. Mais on ne le vend pas. Dire qu'on s'y attache est faible. Charnelle, spirituelle, la relation qui unit un musicien à son instrument, quel que soit son niveau, est intime et forte.

J'ai eu ma première clarinette à 11 ans. Ce n'était pas une Buffet-Crampon. Un débutant doit longtemps se contenter d'une clarinette "d'étude". Il doit souffrir pendant des mois, des années. Son instrument aussi. Dans nos moments les plus tendus, il m'est arrivé de jeter ma première clarinette contre le mur de ma chambre. Ma mère m'avait accompagné pour l'acheter chez Klein, un marchand d'instruments de musique qui, de la rue Robespierre, rayonnait à l'époque sur Montreuil, le 93 et au delà. Côté conservatoire, les communistes avaient bien fait les choses. Mon maître était premier soliste à l'opéra de Paris, un virtuose d'une quarantaine d'année et propriétaire lui, d'une Buffet-Crampon. Il lui arrivait, pour tromper la monotonie du cours, de nous jouer quelque chose. Nous posions notre clarinette, ravis du répit, et écoutions son travail du moment, éblouis. Les mères, venues accompagner leurs petits, étaient sous le charme. Son oeil frisait pendant la performance et la plus belle d'entre toutes, la mienne, eu même droit à une invitation, pour elle et moi, à la Tosca. Il fallut patienter une éternité pour enfin entendre le solo lumineux du maître, perdu dans la fosse. Ah qu'il était beau, mon maître de clarinette, avec sa chevelure précocement argentée et sa voiture de sport ! Et sa clarinette ! Sa Buffet-Crampon d'ébène, aux clés plaquées argent...

Puis se fut la divine surprise. Etait-ce moi ? Le sourire de ma mère ? Quelques semaines avant mon examen de quatrième année, le maître me fit l'honneur de me prêter sa clarinette. Elle était rien qu'à moi, jusqu'à l'audition. Je compris pour la première fois ce une vérité qui vaut pour n'importe quel instrument : sa qualité peut élever un musicien. Tout semble soudain plus facile, plus beau, plus doux. Les sensations, le souffle ou le touché des doigts sur l'argent des clés, sont décuplés. Je vécu une courte liaison, intense et heureuse, avec la Buffet-Crampon du maître. Je passais mon examen et dû quitter l'instrument. Distrait par l'adolescence et la guitare qui va avec, j'abandonnais le conservatoire l'année suivante et remisais je ne sais où la clarinette des débuts.

Ce n'est que bien plus tard, à quarante ans, que je me décide à rencontrer ma future femme et naturellement, à racheter une clarinette. Je retrouve la trace du fringant maître. Nous déjeunons. Nous avons vieilli, mais il se souvient. De moi, de ma mère, de Montreuil. Il ne joue plus à l'Opéra mais travaille à la conception d'un bec révolutionnaire "anti-fuite", un bec qui épouse la forme de la bouche et donne une puissance nouvelle au souffle et au son. Il me propose de m'emmener à Mantes la Jolie et de m'aider à choisir ma clarinette. Quelques jours plus tard, nous sommes partis dans sa voiture de sport. Il est entré dans la fabrique comme chez lui. L'atelier lui avait soigneusement préparé une dizaine d'instruments. Il a essayé les clarinettes les unes après les autres, concentré. Il en a sélectionné deux et m'a demandé de choisir. Je suis rentré chez moi avec ma première Buffet-Crampon. Les sensations restent les mêmes aujourd'hui et la superbe clarinette pardonne et donne beaucoup au musicien infidèle et négligent que j'ai été pendant toutes ces années.

C'est cela Buffet-Crampon. De beaux instruments de musique qui rendent heureux les musiciens qui ont la chance de les jouer, des clarinettes qui se donnent à eux généreusement, quel que soit leur niveau. A propos d'Yves Saint-Laurent, Pierre Bergé raconte volontiers que, lorsqu'il lui demandait deux couturières, il lui en donnait six. Ce n'est pas comme cela que raisonne généralement un fond d'investissement... Espérons que Fondations Capital comprendra la chance qu'ils ont et la responsabilité qui est la leur. Celle d'avoir repris un morceau de patrimoine, une petite fabrique dans laquelle s'exerce une part du génie français, dans laquelle s'est construit au fil des années un savoir-faire unique, dans laquelle s'est développé le pouvoir de créer des objets rares et magiques qui rendent les hommes et les enfants musiciens.