La macro est morte, vive la micro !

Par Ivan Best  |   |  1129  mots
La crise ayant provoqué la dévaluation quasi totale des analyses macroéconomiques, la mode est désormais au « tout-micro » et aux études statistiques pointues, loin des prétentions théoriques. Mais jusqu'à quand ?

Ils manqueraient d'intégrité. Les conflits d'intérêts seraient multiples, pour nos économistes les plus médiatiques, comme l'affirme un livre récent signé Laurent Mauduit (voir encadré), auquel ont vertement répondu certains d'entre eux. Mais, par-delà la polémique sur leur attitude, leurs liens avec le monde de la finance, la question n'est-elle pas tout simplement celle de l'utilité des conseillers du prince, censés prévoir les grandes évolutions macroéconomiques, et suggérer les politiques les plus appropriées ?

Peuvent-ils prévoir ? Avant la crise, on pouvait encore, avec un peu de mansuétude, le penser. Depuis 2008, ce n'est plus le cas. Car la prévision des grands indicateurs de l'économie (PIB, emploi, inflation...) repose sur l'utilisation de modèles qui, aujourd'hui, « ne peuvent plus anticiper quoi que ce soit », souligne le directeur d'études économiques de Natixis, Patrick Artus. A la rigueur, ils fonctionnent quand tout est calme, quand les évolutions économiques s'enchaînent logiquement. « Mais depuis l'automne 2008, il y a de telles discontinuités, il y a tant de paramètres, d'incertitudes, que ces modèles sont devenus inopérants », insiste Patrick Artus. Et de diagnostiquer une « vraie crise de la macroéconomie ».

S'il existe un lieu en France où l'on défend encore cette « macro » - inventée par Keynes et ses successeurs, dans les années 1930 -, c'est bien l'Observatoire français des conjonctures économiques. L'un de ses cadres, Eric Heyer, l'admet, les temps sont difficiles. « Les modèles macroéconomiques, linéaires, sont adaptés à des situations plus ou moins normales. Mais quand un choc important se produit, on ne le voit pas venir. Ensuite, si l'économie reste éloignée de sa trajectoire tendancielle, comme aujourd'hui, la prévision reste très difficile. »

Nos économistes sont-ils en mesure, au moins, de conseiller valablement les responsables politiques ? La situation est pour le moins paradoxale. Alors que la crise de 2008 a remis au goût du jour les relances keynésiennes, l'analyse économique fondée sur les leçons du maître de Cambridge s'effondre. Car le problème va au-delà de la simple prévision. Un gouvernement ou une banque centrale pourraient admettre une erreur des experts sur le taux de croissance à venir. Mais la vérité, c'est que les politiques, les banquiers centraux, sont plongés dans le noir absolu. « Aujourd'hui, en raison de la complexité des phénomènes à l'?uvre dans la crise, notamment financiers, personne n'est capable de dire à la Banque centrale européenne quel sera l'impact d'une baisse d'un point des taux d'intérêt », souligne Patrick Artus. « La Banque d'Angleterre a fait réaliser une étude pour prévoir l'inflation à dix-huit mois. Intéressant, sauf que la marge d'erreur était évaluée entre 1 et 4 % », ironise-t-il. Eric Heyer tempère : « Nous pouvons toujours expliquer les enchaînements économiques. » Oui, mais de là à pouvoir évaluer vraiment et conseiller les responsables politiques... « Les économistes que je rencontrais avaient toujours d'excellentes idées générales », note un ancien conseiller de Bercy. « Exemple : il faut soutenir le BTP. Mais ils étaient incapables de dire comment : par l'offre, la demande, les propriétaires ? »

En réalité, la si prestigieuse macroéconomie était en crise avant 2008 et la chute de Lehman Brothers. A tel point que, au-delà des experts médiatiques en piste depuis des années, plus aucun jeune chercheur ne s'y intéresse. « Au cours des années 1990 a émergé la critique des études macroéconomiques, censées expliquer la réalité de centaines de pays à l'aide de dizaines de variables, dont certaines ne voulaient plus dire grand-chose », explique Antoine Bozio, qui dirige le nouvel Institut des politiques publiques (Crest-Ecole d'économie de Paris). « Des modèles entendaient analyser l'économie à l'aide de données comme la religion ou le système légal. Cela n'avait plus de sens. »

En outre, s'agissant de la conjoncture, les macro-économistes sont entièrement dépendants des statistiques de la comptabilité nationale, parfois erratiques, qui peuvent les mettre en porte-à-faux. Ainsi, au printemps 2004, les comptes trimestriels de l'Insee font apparaître une hausse de l'épargne, au moment où un certain Nicolas Sarkozy devient ministre de l'Economie. Ces statistiques le poussent à prendre des mesures encourageant le déblocage de l'épargne, afin de favoriser la consommation. Ce qui est moins connu, c'est que, quelques trimestres plus tard, une fois les comptes bien établis, l'Insee publiera des séries statistiques montrant que l'épargne était déjà en... baisse, au moment de l'arrivée de Nicolas Sarkozy à Bercy. Le raisonnement servi par les économistes était comme bâti sur du sable.

Autant de motifs pour déserter la macroéconomie, comme le font les jeunes chercheurs, qui optent alors pour la microéconomie, pourtant considérée comme de peu d'intérêt au cours de leurs premières années d'université. « L'idée s'est imposée au cours des années 2000 qu'un travail de qualité reposait sur l'analyse précise de données microéconomiques, le nec plus ultra étant l'utilisation d'échantillons, de groupes tests, un peu comme dans la recherche médicale. »

Ces travaux peuvent porter sur des thèmes proches de la macro, comme le marché du travail, la santé, etc., mais toujours avec une approche très pointue, très micro... Ainsi, c'est en comparant un échantillon de salariés travaillant en France et un autre de frontaliers résidant en France mais travaillant à l'étranger que l'économiste Pierre Cahus a évalué récemment l'impact réel de la défiscalisation des heures supplémentaires. Question macro économique, méthode micro...

Les grandes revues scientifiques raffolent de ces études pointues. La mode n'est pas à l'élaboration de nouvelles théories. Dénicher une base de données inédite suffit pour être publié, même si l'analyse se révèle faiblarde. Les centres de recherche économique les plus en pointe, l'Ecole d'économie de Paris ou TSE (Toulouse School of Economics), multiplient les études sectorielles ou de micropolitique, s'interdisant de toucher à la macro.

Autant d'études passionnantes, qui peuvent servir de base à des réformes de tel ou tel moyen d'intervention - on peut penser au crédit d'impôt recherche, dont les effets ne sont pas toujours bien mesurés -, mais ces travaux ne peuvent en aucun cas contribuer à définir une stratégie globale face à la crise, à indiquer la meilleure politique budgétaire, le rythme de baisse du déficit qui évite de casser toute croissance, la politique monétaire la plus adaptée...«

La crise a donné le coup de grâce à la macroéconomie », relève Antoine Bozio. Mais, tôt ou tard, il faudra bien que certains chercheurs répondent aux angoissantes interrogations des responsables politiques.