Dette : la montagne qui surplombe et vacille

Par François Leclerc  |   |  1418  mots
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François Leclerc, chroniqueur de l'actualité de la crise sur le blog de Paul Jorion et auteur de "La grand perdition", aux éditions "Osez la République sociale !", explique pourquoi certains grands responsables d'institutions bancaires, notamment le président de la BCE, Mario Draghi, se répandent en déclarations alarmistes. Inquiétant.

« Il y a une première évaluation, puis une deuxième, une troisième, une quatrième... Il s'agit de la pire façon possible de faire les choses. Tout le monde finit par faire la chose à, faire, mais au plus haut coût ». Qui donc parlait hier des pertes des banques et de la politique des dirigeants européens de manière si sévère ? Le président de la BCE, Mario Draghi, à l'occasion d'une audition devant le Parlement européen.

Avec ses collègues du conseil des gouverneurs, il enfonce un même clou, soutenant la création de l'« Union bancaire européenne » proposée par la Commission, avec comme première étape la constitution d'un fonds de garantie des dépôts. Appuyé par le gouverneur de la Banque d'Italie, Ignazio Visco, qui se prépare à monter en première ligne. Les taux obligataires italiens sont entraînés à la hausse par ceux de l'Espagne, la récession est selon les sources estimée pour cette année de -1,4 à -1,7 % et le taux de chômage officiel a dépassé 10 %.

Devant la réalité, il faut à un moment ou un autre s'incliner. Et ce moment est venu, se manifestant par des sorties massives de capitaux de l'Espagne, chiffrées par la Banque d'Espagne à 66,2 milliards d'euros pour le seul mois de mars (derniers chiffres disponibles). Le retrait des dépôts n'est pas un fantasme prenant la forme de longues queues devant les distributeurs automatiques (ce qui peut toujours survenir) : ce sont les détenteurs de capitaux et les entreprises qui fuient le pays.

Additionné à la déroute d'un pan entier du système bancaire espagnol, ce phénomène a soudainement pris le pas sur la crise de la dette publique et son corollaire le traité de discipline budgétaire visant à la résoudre. Pratiquant l'esquive, Angela Merkel affirme que la situation espagnole n'est pas le résultat de la stratégie d'austérité qu'elle préconise, mais le fruit de l'éclatement d'une bulle immobilière née bien avant sa mise en pratique. Comme si la première n'alimentait pas la seconde.

Anticipant la suite et toujours aux avant-postes, Charles Dallara de l'Institute of International Finance a averti qu'il n'était pas question de rééditer l'opération de restructuration de la dette grecque, vu la taille de celle de l'Espagne. De partout, la politique d'improvisation permanente du gouvernement de Mariano Rajoy est mise en question, mais il s'agit de bien autre chose. Car cette dernière reflète l'impossibilité d'appliquer la stratégie qui était préconisée par ceux-là mêmes qui le critiquent.

Des rumeurs font état d'intenses discussions préludant à d'importances annonces du gouvernement allemand. « J'ai toujours dit que nous avons besoin de plus d'Europe » rappelle en attendant Angela Merkel. Un pas en avant dans l'intégration européenne est en gestation, dans le cadre d'une politique inchangée, que la chancelière exprime ainsi : « Austérité et discipline budgétaire, réformes structurelles et croissance. Tout cela fait partie du même ensemble ».

Des euros-obligations, d'accord, mais en échange d'un nouveau traité bétonnant une politique budgétaire commune ! Parallèlement, Pierre Moscovici a rejoint la conception qu'en ont Jean-Claude Juncker et Mario Monti : les euro-obligations ne financeraient que la part de la dette ne dépassant pas le seuil de 60 % du PIB, le reste au-delà de ce cap devant l'être au taux du marché. Les dirigeants européens continuent de chercher les termes d'un compromis entre eux, à quatre semaines de leur sommet. Mais ils ne prennent en considération que l'écume de phénomènes plus profonds qu'ils continuent de superbement ignorer.

Le système financier est en train de connaître une douloureuse contraction qui est à l'origine de dysfonctionnements dans ses profondeurs. Le plus puissant n'est pas le plus visible, aboutissant à instaurer une rareté croissante dans un système de trop plein financier : celle des collatéraux, ces actifs apportés en garantie de leurs emprunts par les établissements financiers.

Dans tous les domaines, les exigences en cette matière sont devenues plus fortes. Les régulateurs, pour les besoins du renforcement des fonds propres ; les chambres de compensation, qui élargissent leur champ d'action, pour exercer sans péril leur activité en augmentant leurs appels de marge ; les établissements financiers entre eux, pour se prêter des fonds après avoir perdu la confiance qui présidait à leurs échanges.

Le constat est éloquent : afin de tenter de renforcer le système, on le fragilise, car une pénurie de collatéraux s'instaure progressivement. Cela revient à faire reposer sur une pointe de plus en plus fragile la pyramide renversée du crédit, le système financier n'ayant plus de point d'appui suffisant dans une économie réelle qu'il perturbe grandement.

Cette rareté - dont la BCE a tenu compte en diminuant ses exigences de qualité des collatéraux pris en garantie - a encore été accrue par le délestage qu'opèrent actuellement les banques afin de diminuer la taille de leur bilan et respecter les obligations de renforcement de fonds propres de l'EBA (l'Autorité bancaire européenne). Attaquée pour l'avoir préconisé à contretemps, l'EBA vient de réaffirmer ses exigences sans les changer, avec effet à la fin du mois. De son côté, Goldman Sachs se positionne publiquement pour jouer les intermédiaires dans la vente à bas prix des actifs soldés par des banques européennes prises à la gorge, après avoir estimé que 600 milliards de dollars d'actifs allaient être cédés cette année, et qu'il en resterait derrière 400 milliards pour les deux prochaines années.

La BCE en vient à admettre qu'un troisième LTRO (prêts massifs à trois ans à faible taux d'intérêt) pourrait survenir. Ignazio Visco vient de résumer la position de celle-ci en rappelant la devise des boy-scouts : « Toujours prêt ! ». La donne a considérablement évolué en très peu de temps : à la perte de confiance entre les banques a succédé parmi les autorités - toujours en retard d'un train - la perte de confiance qu'ils ont dans les banques. Mais on en vient à se demander ce qu'il faut le plus regretter : leur impuissance ou leurs initiatives ! Les grandes entreprises ont sans attendre trouvé la parade en obtenant une licence de banque. EADS est prête à sauter le pas, suivant l'exemple de Volkswagen, Daimler et Siemens. Avec comme motivation de mieux protéger ainsi leurs liquidités qu'en les plaçant dans leurs banques, afin qu'elles soient disponibles à tout moment !

Comme un malheur ne vient jamais seul, Bill Gross, le directeur du plus important des acteurs sur le marché de la dette, PIMCO, vient de lancer un cri d'alarme à propos du versant public de la montagne de la dette. Il s'inquiète de la baisse des rendements enregistrés sur le marché de la dette américaine, le taux à 10 ans étant actuellement de 1,57 %. « Afin de prévenir une décote des 200.000 milliards de dollars que représente globalement notre système monétaire , les autorités fiscales et monétaires ont accru les risques et diminué les retours sur les obligations souveraines qui représentent son c?ur ». En d'autres termes, c'est l'effet du transfert de la dette privée sur la dette publique.

Selon Bill Gross, on est proche d'un point de rupture du système. Il en décrit le mécanisme comme suit : cette baisse du rendement peut aboutir à ce que les investisseurs - dont la Chine, le principal d'entre eux - se reportent vers le marché des matières premières et des actifs « réels », aboutissant en fin de compte au déclenchement d'une inflation permettant de réduire les dettes privées et publiques accumulées. Même, peut-on ajouter, si dans un premier temps les capitaux privilégient la recherche d'un refuge quitte à accepter des pertes quand les taux deviennent inférieurs à l'inflation. Car cela n'est pas tenable longtemps, sauf à prendre par ailleurs tous les risques, pour compenser, avec les conséquences que l'on sait...

Pénurie de garanties pour la dette privée et baisse du rendement de la dette publique qui en est « le c?ur », c'est à dire la garantie suprême : on est loin des bouts de ficelle que tentent de nouer les dirigeants européens, tellement courbés sur leurs petits problèmes qu'ils ne voient pas la montagne qui les surplombe en train de vaciller...

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