L'Europe, entre relance inflationniste et austérité expansionniste

Par Michel-Henry Bouchet, Professeur de Finance à SKEMA Business School  |   |  1006  mots
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une nouvelle fenêtre de régulation va apparaitre avec une probable crise obligataire « de second tour », quand le ralentissement plus marqué des pays émergents en 2013 se conjuguera avec des besoins de mobilisation de capitaux des Etats membres de l'OCDE, des sociétés d'investissement et des banques en mal de recapitalisation.

Un spectre hante l'Europe, le spectre d'une dérive socio-économique et géopolitique. Le décentrement de l'Europe s'était déjà manifesté lors du printemps arabe où le « modèle européen » n'avait servi d'aucun repère aux mouvements populaires de libération contre les dictatures au Maghreb et au Moyen-Orient. La crise économique et financière a mis en lumière les déficiences institutionnelles et structurelles de l'Europe. Les 17 pays de la zone Euro ne pèsent plus que 14% du PIB global (pas plus que la Chine) et leur part de marché commercial décline tandis que celle de la France est revenue au niveau de l'après-guerre. Le consortium européen ne montre aucune solidarité face à la crise alors que ses marges de man?uvre sont de plus en plus réduites par un taux de chômage supérieur à 10%, une croissance anémique, des déficits budgétaires élevés, et des ratios d'endettement supérieur au PIB.

 

Dans ce contexte, des voix s'élèvent pour établir un parallèle avec la Grande Dépression de 1929 : « Trop d'austérité tue la croissance ». La bonne stratégie serait alors davantage d'endettement pour relancer la demande et stimuler l'emploi, même au prix de déficits encore plus larges et d'une détérioration plus marquée de la solvabilité des Etats. C'est ignorer que l'économie globale a évolué depuis un siècle ! Deux éléments majeurs distinguent la crise actuelle : d'abord, les marchés de capitaux sont aujourd'hui globalisés et les investisseurs peuvent déplacer leurs capitaux vers des pays plus solvables, en particulier vers les marchés émergents ; ensuite, les politiques économiques se trouvent subordonnées aux agences de notation qui scrutent les comptes nationaux tels des bilans d'entreprises. L'Europe paie aujourd'hui le prix fort d'une double émancipation, d'abord de l'économique par rapport au politique, fruit de la libéralisation des années 60-70, et du financier par rapport à l'économique, fruit de la dérégulation des années 80-90. Les gouvernements n'ont pas saisi l'opportunité historique lors de la crise de 2007-2008 de reprendre la main pour « subordonner » la finance à la croissance économique. L'activisme tardif des banques centrales des deux côtés de l'Atlantique donne ainsi une illusion de fin de crise. Les marchés boursiers et obligataires ont salué l'intervention de la BCE et de la FED tandis que les banques réalisent de nouveau des profits colossaux sans reprise du financement de l'économie « réelle »... alors même que deux chantiers majeurs n'ont pas été entamés en Europe : la régulation bancaire et la lutte contre l'évasion fiscale (légale ou illicite). Rajouter de la dette à la dette sans une concertation pan-européenne pour stimuler l'intégration fiscale et budgétaire ne relancera pas la croissance ni le pouvoir d'achat, et pas plus l'emploi et la compétitivité.

 

En fait, tout le monde sait où se trouve la solution, bien que des postures idéologiques et des cadres théoriques rigides interdisent un consensus. L'endettement public a augmenté sans cesse en période de crise depuis la fin du régime de changes fixes de Bretton Woods sans baisser pour autant en phase de reprise économique. Le modèle keynésien montre que la réduction de la dépense publique et la pression fiscale affectent la demande à court terme et pèsent sur la croissance. Mais d'autres approches montrent que consommation et investissement peuvent être stimulés par une réduction des déficits publics, signes avancés d'une confiance dans une croissance future soutenable : c'est l'approche de « l'austérité expansionniste ». Au total, si l'ajustement peut être reporté, il ne peut être évité, sauf à en augmenter le coût social et, in fine, politique.

 

Mais toute la problématique réside dans la combinaison optimale de quatre éléments : horizon temporel des réformes structurelles et institutionnelles, financement interne et externe, réduction des déficits et des ratios d'endettement, et surtout partage équitable des efforts d'ajustement entre travail et capital, avec le rôle exemplaire des plus privilégiés et de l'Etat. Ce dernier élément est essentiel pour faire de l'ajustement un effort d'adhésion collectif. Et on est loin du compte. Car le second spectre qui hante l'Europe est une « fatigue d'ajustement » qui apparait non seulement en Grèce, au Portugal et en Espagne, mais qui commence à poindre en France alors même que le pays entame à peine le processus ! Le référendum sur le traité pour l'Europe serait rejeté aujourd'hui aussi bien qu'en 2005.

 

En conclusion, une nouvelle fenêtre de régulation va apparaitre avec une probable crise obligataire « de second tour », quand le ralentissement plus marqué des pays émergents en 2013 se conjuguera avec des besoins de mobilisation de capitaux des Etats membres de l'OCDE, des sociétés d'investissement et des banques en mal de recapitalisation. Cette hystérésis ouvrira une opportunité décisive pour stimuler une poussée du fédéralisme budgétaire, une plus forte régulation du système financier, et une meilleure coordination des politiques structurelles visant à relancer la compétitivité du Vieux Continent par l'innovation, les nouvelles technologies, et le capital humain, c'est-à-dire, l'économie de la connaissance. Ce sera la seule contribution positive de la crise.

 

Michel-Henry Bouchet, ancien Senior Economist à la Banque Mondiale, est spécialiste des risques pays et de la globalisation. Après avoir travaillé au SGDN, il a occupé des responsabilités au sein d'institutions financières, dont BNP-PARIBAS, la Banque mondiale et l'Institute of International Finance à Washington. Ancien président d'Owen Stanley Financial, il est diplômé de Paris X et de Sciences Po Paris. Il est titulaire d'un Master et d'un doctorat en économie internationale (USC, Columbia,), et de la HDR de Paris-Dauphine. Il est l'auteur ou le coauteur de plusieurs ouvrages en finance internationale et en gestion des risques. Grand connaisseur du monde asiatique, il a réalisé plusieurs analyses sur l'essor de l'Asie.