Pourquoi l'Europe ?

Harold James, professeur d'Histoire et des Affaires internationales à l'Université de Princeton et professeur de l'Histoire à l'Institut universitaire européen de Florence, a publié récemment : "Making the European Monetary Union : The Role of the Committee of Central Bank Governors and the Origins of the European Central Bank" (The Belknap Press).
Harold James. Copyright Project Syndicate

Quel est l'objet de l'Europe ? La menace d'une désintégration explosive de la zone euro (et avec elle de l'Union européenne (UE)) s'estompe. Mais le résultat confus des récentes élections législatives en Italie, avec un Sénat dominé par un parti qui a fait campagne sur une plate-forme anti-UE et une majorité pro-européenne à la Chambre des députés, a relancé le débat de fond sur le but de l'intégration européenne.

Les Européens ont du mal à trouver une manière positive de décrire l'exercice dans lequel ils se sont engagés au cours des six dernières décennies. Une interprétation commune est que l'intégration rend les gens plus riches. L'unité est censée être un fondement pour la prospérité. Le Marché Commun a été défendu dès le départ en termes de bénéfices qui résulteraient de l'accroissement des échanges. Le cas de l'intégration du marché des capitaux, puis pour une monnaie unique, a été similaire.

Tout cela rappelle certains arguments puissants, avancés au XIXe siècle à propos de l'intégration nationale et de l'unification. En particulier, les deux pays dont les problèmes ont conduit en grande partie au besoin d'intégration européenne au XXe siècle, l'Allemagne et l'Italie, ont été culturellement et politiquement très différents. Dans les deux pays, au début du XIXe siècle, le nationalisme romantique a cédé la place à une obsession sérieuse dotée de moyens économiques après les révolutions manquées de 1848.

L'influent journaliste allemand Ludwig von Rochau, qui a inventé le terme « Realpolitik », a décrit le nouvel état d'esprit allemand à la veille de la dernière guerre d'unification d'Otto von Bismarck. L'unité allemande n'était pas une affaire de c?ur ; c'était « une banale transaction commerciale, dans laquelle personne ne devait être perdant, mais où chacun devait prendre autant qu'ils le pouvait pour soi-même. »

Les Italiens ont partagé la même croyance après la désillusion de 1848. Le patriotisme a pu créer des opportunités. Le grand homme d'Etat libéral florentin Bettino Ricasoli a conclu que la Toscane était tout simplement financièrement non viable par elle-même.

Cette sorte de nationalisme économique en Allemagne et en Italie a brièvement produit des coalitions d'intérêts qui ont soutenu la volonté d'unification nationale sous Bismarck et Cavour. Mais la crédibilité du projet national a paru s'écrouler lorsque la croissance a échoué, conduisant à l'émergence de mouvements qui défendaient l'affirmation brutale, agressive et violente d'une identité culturelle.

Mario Monti est le descendant du XXIe siècle de ces patriotes du XIXe siècle qui ont plaidé pour la nécessité économique de l'unité nationale. Aujourd'hui, c'est l'unité européenne qui est nécessaire pour des raisons économiques. Cette vision de l'Europe n'est pas idéaliste, elle est simplement soucieuse de la façon dont l'européanisation peut être bénéfique pour les Italiens. Et comme son précurseur du XIXe siècle, elle est vulnérable à de sérieux revers, particulièrement quand cela ne semble apporter que douleur et souffrance.

En effet, lorsque les Européens d'aujourd'hui scrutent l'avenir, ils ne voient que la récession prolongée et l'austérité. L'Europe ne signifie rien en dehors du sacrifice : les Européens du Nord paient pour les malheurs des Européens du Sud par le biais d'importants transferts, ou les Européens du Sud remboursent des niveaux d'endettement onéreux, voire impossibles.

Une variante de l'argument économique pour l'unité européenne est la prétention qu'une meilleure intégration facilite le financement de la dette, parce que les taux d'intérêt sont plus bas. Une réduction des coûts du crédit a constitué un argument puissant dans les années 1990 pour que les gouvernements européens du Sud rejoignent l'union monétaire. Mais les coûts d'entrée dans un environnement non-défaillant sont élevés.

Ici, un autre parallèle historique est utile. La France de l'Ancien Régime a imposé à plusieurs reprises une semi-faillite à ses créanciers en réduisant les taux d'intérêt et en prolongeant les échéances. Dans les années 1780, un nouveau consensus a émergé contre de telles mesures. Mais l'impossibilité d'augmenter les recettes a alors déclenché la Révolution française, où les révolutionnaires exigeaient des taxes et des impositions confiscatoires sur l'élite riche.

L'alternative à la réflexion sur l'intégration européenne simplement comme un moyen de générer de la richesse et de la prospérité a présenté de fréquentes analogies avec un mariage. À la fin des années 1980 par exemple, quand le Président de la Commission européenne Jacques Delors, en soulevant la perspective d'une Europe à deux vitesses, a suggéré qu'un ou deux pays pourraient avoir besoin d'un « autre type de contrat de mariage ».

L'analogie du mariage a été utilisée d'abord pour signaler que la relation européenne était exclusive. Les Européens avaient une relation unique dans laquelle personne, en particulier les Etats-Unis, ne devait intervenir. Comme Dominique Strauss-Kahn, alors ministre des Finances de la France, l'a dit en 1997 : « Les couples mariés ne veulent personne d'autre dans leur chambre. »

Mais le mariage peut être une institution lourde (ce que Strauss-Kahn sait peut-être mieux que quiconque). Le journaliste économique britannique Martin Wolf envisage l'Europe comme un mariage qui ne tient plus que par le coût élevé du divorce. D'autres le voient comme un mariage blanc.

Les v?ux traditionnels du mariage nécessitent un engagement qui lie les partenaires en dépit des circonstances changeantes : dans la richesse et dans la pauvreté, dans la maladie et dans la santé. Même si le mariage n'enrichit pas les partenaires, ils doivent encore s'en accommoder. Donc les voisins qui ont un passé belliqueux ou violent ne sont pas toujours bien avisés de se réconcilier en se mariant.

Le problème était que les Européens n'ont pas compris ce que signifiait vraiment le mariage et pourquoi ils devaient vouloir se marier. Fascinés par les promesses de bien-être matériel et de sécurité, ils ont exagéré les espérances du bonheur conjugal romantique.

L'analogie du mariage malheureux pour le malaise actuel de l'Europe, bien qu'il soit déprimant, est utile. Au moins, il dit aux Européens qu'ils ne sont pas associés les uns aux autres seulement pour des raisons matérielles. Mais jusqu'à ce que l'on en tire toutes les leçons, l'Europe doit se préparer à plus de revers et retours de bâton, ce qui signifie qu'elle doit toujours répondre à la question fondamentale : pourquoi s'afficher ensemble, en particulier à un moment où de plus en plus d'Européens choisissent de ne pas se marier du tout ?

© Project Syndicate


 

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