La science économique ? Une morale qui ne dit pas son nom

Par Robert Jules  |   |  1449  mots
La Bourse de Francfort (Allemagne). Copyright Reuters
Dans « L'économie du bien et du mal », un best-seller international, l'économiste tchèque Tomas Sedlacek, qui fut jeune conseiller du président Vaclav Havel, rappelle que l'économie n'est pas tant une science fondée sur des mathématiques qu'un phénomène culturel et normatif, qui plonge ses racines dans la nuit des temps.

Et si l'économie ne menait pas le monde ?Ou du moins ce discours si particulier que des experts et commentateurs profèrent au quotidien dans un vocabulaire technique dans les médias ? En ces temps de crise européenne qui n'en finit pas de se terminer, la montée du chômage et les difficultés sont en train de stimuler la réflexion critique des citoyens. Ils trouveront dans l'ouvrage de l'économiste tchèque Tomas Sedlacek, âgé d'à peine 35 ans, « L'économie du bien et du mal » (2009), un best-seller international traduit dans une quinzaine de langues dont les éditions Eyrolles proposent une version française (excellemment traduite de l'anglais par Michel Le Séac'h), de quoi nourrir leurs interrogations, voire à trouver quelques réponses.

Tomas Sedlacek, qui fut, à 24 ans, conseiller économique du président Vaclav Havel, poète et dramaturge, porte un regard inhabituel sur l'économie, en pointant un paradoxe : « Nous autres économistes, nous sommes formés à éviter les opinions et jugements de valeur à propos du bien et du mal. Pourtant, contrairement à ce que disent nos manuels, l'économie est principalement un champ normatif. Non seulement elle décrit le monde, mais elle dit souvent comment il devrait être fait (efficacité, concurrence parfaite, forte croissance du PIB, faible inflation, forte compétitivité, Etat modeste). »

Des arguments d'autorité quasi scientifiques

En effet, ce sont toujours des arguments d'autorité quasi scientifiques qui sont assénés aux citoyens pour justifier telle ou telle décision politique. Pourtant, l'économie est non pas tant une science (comme les mathématiques, la physique, la biologie ou encore la chimie) qu'un « phénomène culturel, un produit de notre civilisation. » Cette origine fait que « nous créons des modèles, modernes paraboles, mais trop irréalistes (souvent intentionnellement) pour avoir grand-chose à voir avec le monde réel. Exemple quotidien : qu'un expert réponde a la télévision a une question apparemment innocente sur le niveau d'inflation, et on lui demandera aussitôt (souvent, il soulèvera la question lui-même sans qu'on la lui pose) si ce niveau est bon ou mauvais, et s'il devrait être supérieur ou inférieur. Même face à une question aussi technique, les experts parlent immédiatement du bien et du mal et émettent des jugements normatifs : elle devrait être inférieure, ou plus élevée. », souligne-t-il. Ce « devoir être » qui caractérise la morale ou l'éthique est pourtant accepté sans restriction par tous. Or, comme le souligne l'auteur : « Simuler la certitude est très dangereux. ».

Pour argumenter sa thèse, Sedlacek va opérer un détour historique et chronologique qui part de l'épopée de Gilgamesh (2650 avant JC) jusqu'à la figure tutélaire d'Adam Smith (1723-1790). Ce dernier, rappelons-le, avant de publier ses célèbres « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations », avait élaboré une « Théorie des sentiments moraux ». Entre temps, Sedlacek passe par l'exégèse de certains textes des religions - judaïsme et christianisme -, voit même dans Descartes un moment important de la structuration de ce phénomène culturel qu'est l'économie (« L'homo economicus doit son côté (a)moral à Epicure mais son côté mathématique et mécanique à Descartes. » Sans compter, évidemment, tant la référence a été revisitée ces dernières années, la célèbre « Fable des abeilles » du hollandais Bernard Mandeville, qui montre combien paradoxalement les vices privés peuvent contribuer au bien public, et des actes altruistes nuire à la société.

De fait, Tomas Sedlacek, voit dans « les mythes, la religion, la théologie, la philosophie et la science », de quoi comprendre bien mieux les phénomènes économiques que le recours aux mathématiques.

L'exemple de la dette publique

Dans une deuxième partie, l'auteur s'attache davantage à cerner la signification de grands thèmes qu'il a cerné dans sa quête historique, comme le progrès - un passage du livre assez instructif -, la cupidité, la main invisible, les esprits-animaux, ou encore de savoir qui sont les détenteurs de la vérité.

Prenons l'exemple de la dette publique, un sujet d'actualité s'il en est. On ne sait trop que bien que l'Union européenne s'est fixé pour règle « normale » pour chaque pays membre de contenir son déficit public à un niveau inférieur à 3% du PIB. « Psychologiquement, un déficit de 3 % nous apparaît comme un quasi-équilibre. Au-dessous de 3 %, c'est un succès applaudi », ironise Sedlacek qui explique : « Dans la plupart des cas, réduire le déficit signifie seulement ralentir le rythme de l'endettement, alors que ce qu'il faudrait en vérité n'est pas accroitre la dette moins vite mais la réduire au plus vite afin de constituer au moins quelques réserves budgétaires avant que la prochaine crise ne frappe. » Un point de vue qu'approuverait sans réserve Berlin.

Réduire le PIB

L'intérêt de l'argumentaire de Sedlacek sur ce point est d'éviter de tomber dans le débat austérité/relance. Selon lui, « dans l'avenir, nous devrons simplement sacrifier une partie de la croissance de notre PIB et ralentir l'économie artificiellement pour récupérer cette énergie et la consacrer à la réduction de la dette. C'est ce qu'on appelle une politique budgétaire restrictive. Et nous avons largement oublié le fait que si parfois nous voulons stimuler l'économie pour qu'elle croisse plus vite (expansion budgétaire) nous devons aussi être préparés à une période de récupération (restriction budgétaire). »
Or cet oubli, montre l'ancien conseiller de Vaclav Havel, est largement lié à notre conception historique du progrès, qui devrait être continu, là où il ne peut qu'évoluer selon les situations. C'est donc une telle conception continuiste du progrès - demain sera meilleur que demain - qui structure nos mentalités et nous empêche de comprendre qu'un ralentissement de la croissance n'est pas en soi un mal absolu.

Finalement, « ce que nous vivons n'est pas tant une crise du capitalisme qu'une crise du « capitalisme de croissance », remarque-t-il.

Une critique qui n'est pas nouvelle

La critique de Sedlacek n'est pas nouvelle. De nombreux auteurs ont mis l'accent ces dernières années sur le fait qu'une bonne dose d'épistémologie, de curiosité et de scepticisme peut être un efficace remède contre une dérive scientiste, qui souvent cache une sorte de paresse intellectuelle sous le conformisme ambiant.

Mais son originalité est davantage dans la forme. Comme Nassim Taleb, cet ancien trader devenu un lecteur compulsif érudit, auteur du célèbre livre : « le Cygne noir : la puissance de l'imprévisible » (Ed. Les Belle Lettres), l'ancien conseiller de Vaclav Havel n'hésite pas à mélanger joyeusement pour les besoins de son explication les références culturelles et historiques - ce qui tourne quelques fois au « name dropping » -, à des situations quotidiennes - la démonstration des trois buveurs et des deux bières en matière de redistribution est assez instructive -, à ses expériences personnelles ou encore à la culture populaire (par exemple le filme culte « Matrix »).

Une expérience propice à se demander que signifie l'économie

L'ouvrage au final peut apparaître comme un tableau de peinture, qu'il faut regarder à une certaine distance pour que le charme opère, car à y regarder de trop près il pourrait révéler des approximations qui mettraient à mal quelques thèses. Mais reconnaissons à Sedlacek un talent à exposer de façon ramassée et claire des idées difficiles en opérant des rapprochements audacieux qui se révèlent tout à fait stimulants à une époque où l'intelligence est trop investie dans un seul domaine de recherche au nom de l'efficacité.

Peut-être, au-delà du caractère brillant de l'auteur, le fait que que cet universitaire ait pu travailler, si jeune, avec le président poète et dramaturge Vaclav Havel, et ensuite comme conseiller du Premier ministre tchèque, le confrontant à la nécessité de devoir trouver au quotidien des réponses à des problèmes concrets, tout en menant en parallèle une activité de journaliste, lui aura donné une expérience propice à se demander« que signifie l'économie, comment l'utiliser pratiquement et comment la relier à d'autres domaines de la vie. »

Sans compter qu'il sait aussi bien « vendre » ses idées. « J'affirme que le moment est bien choisi pour repenser notre approche économique, car en cette époque de crise de la dette, les gens s'interrogent et sont prêts à écouter. » Pour un livre paru en 2009 en République tchèque, c'était bien vu.

Tomas Sedlacek "L'économie du bien et du mal", éditions Eyrolles, 381 pages, 28 euros.