Target2, la roulette russe de la zone euro

Par Pierre-Jean Raugel, Docteur en économie  |   |  1080  mots
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Des économistes de haut niveau conseillent dorénavant l'abandon de la zone euro euro à tout ou partie de ses membres. Ils n'ont peut-être pas tort d'un point de vue macroéconomique. Cependant, ils ne prennent pas en compte les conséquences du démantèlement du dispositif Target2 qui en résulterait.

Target2 a été créé en 2007 pour favoriser la fluidité des échanges libellés en euro et a de facto pris la place de la compensation interbancaire après que les banques commerciales des pays en bonne santé financière aient perdu confiance dans les garanties offertes par celles des pays en difficulté. Pour ce faire, la BCE a accepté que des prêts des banques centrales nationales aux banques commerciales soient gagés sur des actifs dévalorisés.

Selon les dernières statistiques connues, les dettes des banques centrales italiennes, espagnoles, portugaises, grecques, irlandaises et chypriotes auprès de la BCE dans le cadre de Target2 représentaient de 15 % à 45 % du PIB de leurs pays tandis que les créances de la Bundesbank atteignaient 608 milliards d'euros, soit 23 % du PIB allemand, et celles des banques centrales néerlandaise, finlandaise et luxembourgeoise représentaient de 14 % à 227 % du PIB de leurs pays.

Aucune mesure n'a été prévue pour le cas où une banque centrale débitrice serait en cessation de paiement et renoncerait à sa participation à Target2. Il est donc difficile de savoir ce qui se passerait. Selon l'économiste allemand Hans-Werner Sinn, la « destruction » des créances des banques centrales créditrices qui résulterait de son démantèlement serait équivalente à celle de stocks d'or. Sous l'influence du Professeur Sinn, le président de la Bundesbank a demandé que la BCE ne se contente plus des titres dévalués qui tiennent actuellement lieu de garantie aux banques commerciales des pays en difficulté, mais exige qu'ils soient complétés par des actifs dont la valeur est attestée. Pour souligner l'incongruité de cette volte-face, un de leurs compatriotes a écrit que la
BuBa « aurait pu aussi bien suggérer d'envoyer la Luftwaffe pour résoudre la crise de la zone euro ».

Le président de la Bundesbank a également déclaré que si les pays en difficulté se déclaraient en cessation de paiement, les pertes de la BCE devraient être couvertes par les banques centrales nationales qui en seraient encore membres en fonction de leurs parts dans son capital et, donc, indépendamment de la taille de leur solde débiteur ou créditeur. C'est pourquoi il ressort du site de l'IFO, présidé par Hans Werner Sinn, que l'exposition de la Buba au risque de défaut de paiement des pays en difficulté dans le cadre de Target2 n'est que de 316 milliards d'euros.

Il n'est pas possible de connaître la part des pays en difficulté dans les créances de chacune des banques centrales créditrices. Cependant, on sait que les dettes de leurs banques centrales représentent 87 % des dettes de toutes les banques centrales débitrices. On peut donc supposer qu'une estimation de l'exposition de la Buba fondé sur les échanges commerciaux lui attribuerait une exposition au risque plus proche de 527 milliards que de 316 milliards.

Toujours selon l'IFO, l'exposition de la Banque de France au risque de défaut de paiement des pays en difficulté dans le cadre de Target2 atteint 238 Md?, bien qu'elle y soit débitrice pour 52 milliards. De plus, la France a enregistré en 2011 un déficit commercial de 5,5 milliards avec ces pays. On peut en déduire que le calcul de son exposition au risque donnerait un résultat minime, voire négatif, s'il était fondé sur les échanges commerciaux. Il serait, en tout état de cause, sensiblement inférieur à 238 milliards.

Plus généralement, l'IFO et la Bundesbank considèrent qu'en cas de cessation de paiement des pays en difficulté, les banques centrales débitrices sans être en cessation de paiement (Autriche, Belgique, France) devraient contribuer au recouvrement des créances des banques centrales créditrices. Leurs deux présidents sont suffisamment importants et représentatifs pour qu'on ne puisse pas exclure que leur opinion l'emporte outre-Rhin si la crise de la zone euro s'aggrave.

Ainsi, le démantèlement de la zone euro ne conduirait peut-être pas à l'Europe apaisée que décrivent les souverainistes monétaires mais à un champ de  batailles acrimonieuses où chaque pays essayerait de protéger de la voracité de ses voisins des créances ou des actifs nationaux valant jusqu'à 200 % du PIB national. Le pire n'est pas sûr, mais il ne peut pas être exclu. Target2 est bien une roulette russe.

Opacité et vulnérabilité de Target2

Dans le cadre de Target2, les banques centrales créditrices ont fait ce que les entreprises exportatrices n'auraient pas pu faire sans être traitées de folles  furieuses : offrir à des clients insolvables des facilités de paiement gagées sur des titres sans valeur. On notera, à cet égard, l'analogie entre le rôle joué par Target2 dans la persistance de l'excellence des comptes nationaux des pays en bonne santé économique, d'une part, et celui de la titrisation dans celle des comptes de résultats des établissements financiers états-uniens avant que n'éclate la crise des subprimes, d'autre part. Le premier dispositif est aussi opaque que l'était le second puisque la BCE ne garde pas de trace des transactions. Cette opacité a favorisé l'irresponsabilité des pays en difficulté, mais aussi celle de l'IFO et de la Buba qui manifestent le désir de s'affranchir des règles commerciales élémentaires en refusant que des soldes qu'ils caractérisent  eux-mêmes comme des créances servent de base au calcul de l'exposition au risque.

Le rapprochement entre Target2 et la titrisation des subprimes est d'autant plus pertinent que la fonction principale du second dispositif était, comme l'est celle du premier, de fluidifier les échanges. De plus, ils ont tous deux été mis en oeuvre dans un contexte politique favorisant le présupposé selon lequel il est  possible d'appauvrir ses débiteurs les plus pauvres à condition de les inciter à adapter leurs comportements aux contraintes de la fluidification.

Prendre en compte l'interdépendance et l'hétérogénéité des pays-membres de la zone euro

La vulnérabilité et les effets pervers de Target2 illustrent les risques des dispositifs centralisés d'homogénéisation de la zone euro qui réduisent la visibilité des interrelations entre les agents économiques. La solution à la crise n'est pas dans la fuite en avant vers « Plus d'Europe », mais dans des politiques adaptées à l'hétérogénéité et à l'interdépendance de ses membres telles que, par exemple, la substitution du contrôle de l'inflation par la fixation d'un objectif de croissance du PIB nominal.

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