Lettre à un ami qui veut voter FN aux municipales

Par Par Denis Lafay  |   |  1118  mots
Denis Lafay © DR
Denis Lafay est directeur de la publication et de la rédaction d’Acteurs de l'économie, magazine d'enquêtes économiques et sociales

Mon cher Jean-Philippe,

 

Encore une nuit de rires et de confessions, de débats, de doutes et de projets partagés autour de nos amis et de savoureux flacons. Mais cette nuit fut aussi celle d'une douloureuse confidence : toi qui depuis notre adolescence épouses les doctrines de la Droite républicaine et soutins ardemment le « candidat » Sarkozy en 2012, m'avouas être déterminé à voter Front national aux prochaines élections municipales. Alors je m'interrogeais : comment un homme d'une telle envergure intellectuelle et affective pouvait-il franchir le Rubicon ?

Libéralisme sauvage et égoïste

Oh, sache bien que jamais je ne te jugerai, que jamais je ne commettrai la faute, stupide et sectaire, d'indexer même à la marge mon insubmersible amitié à cette orientation politique. Rien, pas même une aussi radicale division idéologique, ne peut égratigner ce que nous avons vécu et ce que nous vivrons.

Et puis, même lorsque je te mets face à la somme des incohérences qui décrédibilisent et démantèlent ton discours, comment militer pour un libéralisme à ce point sauvage et égoïste alors que tu as applaudi l'intervention de l'Etat pour sauver les banques ? Alors qu'au plus proche de tes amitiés, que tu as honorées avec une fidélité et une abnégation admirables, l'épreuve de la maladie a sanctuarisé l'égalité d'accès aux soins ? Alors que les gouvernants que tu as soutenus entre 2002 et 2012 ont provoqué le bondissement de la dette publique passée de 850 à 1 800 milliards d'euros, etc. -, qui suis-je pour oser faire leçon ?

Errements

Moi-même, au fond d'une conscience et d'une foi politiques que tu pourfends, je dois lutter contre mes propres tourments, contre mes illogismes, contre ces pulsions qui empoisonnent mes convictions. Ces errements pourraient d'ailleurs me précipiter hors du chemin, s'ils n'étaient corrigés tant bien que mal par « ma » lucidité intellectuelle, par la croyance - aussi irréductible que chaotique à mettre en œuvre - que faire société ensemble nécessite empathie et solidarité, altruisme et considération.

Le parti de l'ineptie

Mais comment un homme d'une telle humanité que toi peut-il lorgner ce qui idéologiquement fait à ce point inhumanité ? Comment un homme d'une telle sagacité peut-il écouter le camp du plus populiste et démagogique instinct ? Comment un homme aussi expert de l'économie peut-il rallier le parti de l'ineptie et de l'inconsistance ?

Dogme nauséabond stigmatisant et haineux

Lorsque je te vois vivre, élever tes enfants, conduire ta trajectoire professionnelle, et « réellement » penser de manière si antagonique au dogme nauséabond, stigmatisant et haineux qui empeste le Front national, j'ai la conviction que tu es momentanément égaré et victime. Tu es victime d'une Droite républicaine qui hier a abandonné ses fondamentaux humanistes et gaullistes et aujourd'hui, intoxiquée par les luttes de pouvoir, le vide idéologique, et l'insignifiance de ses leaders, déçoit et même meurtrit légitimement ses ouailles.

Victime du cénacle socialiste

Tu es victime - comme beaucoup, dans ton camp - de la redoutable et fallacieuse stratégie de banalisation et de respectabilité déployée méthodiquement par la « fille du père » qui, depuis trois ans, s'est commuée illégitimement en réceptacle de toutes les formes de dépits, mais aussi de problématiques de société sensibles lâchement délaissées par les gouvernants. Tu es victime d'un cénacle socialiste dont l'incroyable - c'est-à-dire ubuesque et pleutre - parcours depuis dix-huit mois te plonge légitimement dans le désarroi.

Confiance éteinte en la démocratie représentative

Comme une majorité de Français, tu es à la fois désincarné de l'offre politique traditionnelle, et ton tempérament « entrepreneur et décideur » réclame un « chef » responsable, exemplaire, courageux, juste, exigeant, porteur d'un « idéal réaliste ». Ta confiance en la démocratie représentative est éteinte, et concomitamment a prospéré un sentiment de rejet il y a peu circonscrit aux aréopages politiques et aux élites décisionnelles et désormais élargi à tous ceux - allocataires sociaux, immigrés, etc. - que tu rends coupable des punitions, notamment fiscales, infligées par les gouvernants.

Ne pas succomber à la tentation du vote frontiste : un devoir

Dans un paysage politique traditionnel délesté de ses prérogatives et de ses souverainetés historiques par la montée en puissance de l'Union européenne et l'effacement des frontières économiques, conserver une espérance et un idéal politiques constitue une gageure. Pour autant, il ne faut pas baisser les bras. Des personnalités aussi éclairées que toi ont même le devoir de ne pas succomber à la tentation du vote frontiste. Elles ont la responsabilité de ne pas céder leurs trésors d'humanité aux griffes prédatrices qui s'emploient, avec force habileté, à les séduire et à les instrumentaliser.

Donner l'exemple

Elles doivent même donner l'exemple vis-à-vis de leur descendance comme de tous ceux qui composent leurs cercles professionnels et personnels, et elles doivent s'extirper de leurs oripeaux comme des préjugés qui agrègent l'idéal à l'illusion, la considération au laxisme, l'humanité à une chimère. On ne bâtit pas une existence sur le dégoût de l'autre ou sur le seul accomplissement de soi, on ne façonne pas sa trajectoire contre celle de l'autre, on n'occulte pas le principe de réciprocité et d'interdépendance, fondateur de la société et du vivre ensemble, au nom duquel absolument rien de ce que l'on est n'est étranger à l'autre.

Innombrables déçus de la politique

Surtout, il faut s'interdire d'assimiler l'existence, réelle, de situations individuelles aussi intolérables que complexes à celle d'un « mal » global, examiné sans discernement et donc sans humanité ; toutes les formes de totalitarismes, et notamment le fascisme, ont germé dans cette interprétation manipulatoire. Pour y faire face, et l'exhortation vaut pour les innombrables déçus de la politique, sans doute faut-il apprendre à imperméabiliser ses croyances de l'offre idéologique, à ce jour soit anéantie soit diabolique, censée les fertiliser.

Gisements alternatifs

Peut-être faut-il prospecter des gisements alternatifs - associatifs, etc. - grâce auxquels on peut déterminer un sens, une perspective, une espérance pour combler, dans ces domaines, l'effroyable aridité de l'offre politique. Mon tendre ami, ressaisis-toi. Toi qui possèdes un incroyable talent d'humoriste, délecte-toi de l'exquise contrepèterie du plus grand d'entre vous, Pierre Desproges : « Il y a plus d'humanité dans l'œil d'un chien quand il remue sa queue que dans la queue de Le Pen quand il remue son œil ». Et viens la célébrer autour d'une belle Côte-Rôtie.