Pourquoi les électriciens doivent se réinventer

Par Vincent Pichon  |   |  981  mots
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L'énergie renouvelable occupe encore une place modeste dans le paysage électrique mondial. Mais elle illustre la mutation d’un système régulé et centralisé en une toile plus complexe reliant de nombreux acteurs entre eux. Les grandes compagnies feraient mieux d’accompagner cette mutation, plutôt que de s’y opposer… au risque de se perdre. Vincent Pichon, chef de projet chez Becitizen

Paru en janvier 2013 et étonnamment passé inaperçu en Europe, un rapport de l'Edison Electric Institute (EEI), l'association américaine regroupant la majorité des électriciens du pays, donne le ton. Intitulé « Changements disruptifs : implications financières et réponse stratégique face à un marché de l'électricité en pleine évolution », il questionne l'avenir des grandes compagnies d'électricité, ou « utilities », face à la montée en puissance de nouvelles technologies (énergies renouvelables et réseaux intelligents en tête).

C'est le reflet d'une inquiétude grandissante des poids lourds du secteur aux États-Unis. Les "utilities" sont les principaux acteurs d'un marché jusqu'ici peu enclin à l'innovation. Chantres de la centralisation, peu flexibles, leur modèle d'affaires repose sur de vastes économies d'échelle : la vente d'électricité obtenue à partir de grandes unités de production (centrales nucléaires, à charbon, au gaz), transportée via un réseau centralisé jusqu'à une large base de consommateurs.

Les centrale nucléaires ou au gaz vendent leur électricité à perte

Face à elles, une nouvelle concurrence a émergé, principalement composée d'acteurs qui permettent à des particuliers ou à des entreprises de devenir producteur d'électricité (bien souvent grâce à des panneaux solaires photovoltaïques), accélérant ainsi la « décentralisation » énergétique.

Le groupe californien SolarCity, fondé en 2006 et récemment coté en Bourse, est l'un d'entre eux. Son succès est à la mesure de l'irritation qu'il provoque chez ses illustres concurrents. Car en proposant d'installer à ses frais des panneaux solaires photovoltaïques (PV) sur les toitures de particuliers ou d'entreprises tout en leur facturant une électricité à un prix d'environ 10% à 20% en deçà de ceux pratiqués par les "utilities", SolarCity menace le cœur même de leur « réacteur ».

Or, son succès se fonde justement sur des mécanismes incitatifs de plus en plus décriés par les "utilities", car perçus comme des distorsions de concurrence. Parmi ces mécanismes figure le Net Energy Metering qui permet, par exemple, aux particuliers d'injecter leur production issue du PV sur le réseau et d'être crédités par les "utilities "au prix du détail (et non au prix de gros), alors qu'ils n'assument pas le coût d'entretien des réseaux, contrairement aux… "utilities". Concurrence déloyale ?

Si la question se pose, le problème des "utilities" est plus profond. Tout aussi modeste que soit encore l'énergie solaire dans le paysage électrique américain ou mondial, le succès d'entreprises comme SolarCity est l'illustration d'une tendance plus globale : celle de la mutation du paysage électrique, autrefois régulé, centralisé et consolidé, en une toile plus complexe reliant de nombreux acteurs entre eux. La croissance de la production décentralisée contribue par ailleurs à tirer les prix de gros de l'électricité à la baisse, notamment lors les pics de production.

En Europe, l'énergie solaire bénéficiant non seulement d'une priorité d'injection sur le réseau, mais aussi de tarifs d'achat garantis et subventionnés, ce sont les moyens de production « non flexibles » (centrales nucléaires, au gaz ou au charbon) qui doivent vendre une électricité à des prix parfois bradés, voire négatifs (il faut alors payer pour vendre sa production d'électricité). Au point que l'on constate depuis deux ans une hécatombe des centrales à gaz en Europe. Les difficultés des utilities allemandes RWE et EON n'y sont, à cet égard, pas tout à fait étrangères dans un pays où les renouvelables atteignent 25% de la production d'électricité. Ce boom du renouvelable n'est cependant pas sans conséquence pour la stabilité des réseaux que les centrales à gaz contribuent justement à renforcer.

«Too big to fail », les grandes compagnies ? Pas si sûr…

L'énergie solaire devenant chaque fois plus compétitive, une boucle s'enclenche : tandis que les prix de l'électricité PV continueront de baisser, ceux pratiqués par les "utilities" devraient augmenter, et ce, corrélativement à la baisse des premiers. Car plus grand sera le nombre de clients séduits par des offres « alternatives », et plus petit sera celui des "utilities" sur lesquels répartir des coûts fixes importants. Alors que tous contribuent également aux subventions aux énergies renouvelables. Bien sûr, les grands électriciens ont de nombreux atouts pour réagir : une vaste expertise et une base (encore) fidèle de consommateurs.

Bien sûr, il y aura toujours une place importante pour les systèmes centralisés qui ne doivent pas être opposés aux systèmes décentralisés, ces deux modèles étant complémentaires à l'échelle d'un territoire. Mais plus tôt que tard, les "utilities" devront se réinventer : montée en puissance des inquiétudes environnementales, exigences croissantes de sécurité, raréfaction des matières fossiles, réappropriation de la question énergétique par les territoires, changements de comportement de consommation, nouvelles technologies sont autant d'opportunités… et de menaces.

Et si le rapport de l'Edison Electric Institution précise que des mastodontes d'autres secteurs n'ont parfois pas su prendre le virage de leur industrie (Kodak, par exemple), c'est bien parce que la manière dont on produit et consomme l'électricité évolue, elle aussi, très rapidement. Pour prospérer, les "utilities" devront donc trouver les voies pour accompagner ces évolutions plutôt que de les refréner. Peut-être en passant d'une logique de vente d'électrons à celle de vente de services ?

Un défi de taille. « Too big to fail », les "utilities" ? À ne pas se poser la question, le risque existe de passer à côté d'évolutions majeures. Ironie de l'histoire, Thomas Edison confia à Henri Ford au crépuscule de sa vie : « Je mettrais mon argent dans le soleil et l'énergie solaire. »

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* Vincent Pichon est chef de projet chez Becitizen. Spécialisé dans le secteur de l'énergie, il est régulièrement consulté sur les problématiques d'énergies renouvelables  et notamment  de solaire photovoltaïque.