Quelle France dans dix ans ? Les réflexions du Sénat

Par Jean-Pierre Bel, président du Sénat  |   |  1208  mots
Jean-Pierre Bel défend la capacité dessénateurs à se projeter dans le long terme
Les sénateurs se penchent plus volontiers que leurs collègues députés sur la question de la préparation de l'avenir. Ils ont contribué à la réflexion lancée sur "quelle France dans dix ans". Par Jean-Pierre Bel, président (PS) du Sénat

 La préparation de l'avenir est au cœur de l'action politique. Elle est donc au centre des préoccupations et des travaux du Sénat. Notre assemblée n'a pas nécessairement plus de temps que l'Assemblée nationale pour examiner les textes et pour contrôler l'action gouvernementale. Mais elle est dans un rapport au temps différent car, renouvelée par moitié tous les trois ans, son cycle électoral n'est pas celui du quinquennat. L'un des apports essentiels du bicamérisme se trouve ainsi dans la capacité du Sénat à se détacher de la dictature de l'immédiateté, dans sa culture spécifique, emprunte d'expérience locale, de pluralisme et de liberté, qui permet aux sénatrices et sénateurs de se placer dans une vision prospective et de long terme.

S'appuyer sur de nombreuses propositions...

Aussi le Sénat se devait-il de contribuer à la réflexion conduite par le Commissariat général à la stratégie et à la prospective, à la demande du Premier ministre, afin d'élaborer une stratégie nationale pour les dix prochaines années.

Pour la première fois, les citoyens et les différents acteurs de la vie économique, sociale et politique de notre pays ont été associés à la démarche. À leur tour, après l'avoir entendu le 15 octobre, les sénateurs devaient livrer ce 4 décembre le fruit de leurs réflexions au Commissaire général, Jean Pisani-Ferry. Entre temps, le groupe de travail pluraliste constitué de 48 sénateurs a travaillé au sein d'ateliers présidés par  Joël Bourdin, président de la Délégation sénatoriale à la prospective, et par Bariza Khiari, vice-présidente du Sénat.

...qui peuvent parfois heurter les lobbies

Pour cette réflexion, le Sénat n'est pas parti de rien ; il s'est appuyé sur les propositions formulées sur des questions déterminantes par les commissions, délégations et missions d'information de notre assemblée : l'avenir de la décentralisation, le défi alimentaire, les villes du futur, la lutte contre l'évasion fiscale, la réforme de la justice de première instance, l'influence des mouvements à caractère sectaire dans le domaine de la santé, le rôle des parlements nationaux dans les affaires européennes… Réfléchir à la question « Quelle France dans dix ans ? » nous a ainsi donné la possibilité de reprendre et de synthétiser des idées et des recommandations qui ont le plus souvent été adoptées dans un large consensus, mais qui peuvent se heurter au poids des structures administratives et des lobbys.

Intégrer des contraintes multiples

Penser la France de demain, c'est intégrer un ensemble de contraintes dans la définition des politiques publiques. Certaines de ces contraintes peuvent être réduites, comme la contrainte budgétaire, qui menace notre capacité à financer un modèle social ambitieux dans un contexte de croissance faible. Le redressement des comptes publics et la réforme de la fiscalité constituent les voies pour assurer la pérennité de ce modèle. D'autres contraintes, comme les évolutions démographiques, appellent une adaptation des politiques sociales, par exemple pour assurer la prise en charge de la petite enfance dans des foyers de plus en plus souvent monoparentaux et pour accompagner un nombre croissant de personnes âgées en situation de dépendance.

Redonner un rôle régulateur à la puissance publique

D'autres enfin peuvent devenir des leviers pour l'emploi et la compétitivité. Ainsi, la préservation des équilibres naturels, la raréfaction des ressources en matières premières et les risques liés au changement climatique doivent nous conduire à promouvoir l'innovation, à favoriser une agriculture et un environnement de qualité. Il nous faut redonner un rôle régulateur à la puissance publique afin d'accompagner le repositionnement de notre économie et de notre industrie dans la concurrence internationale.

Notre pays doit anticiper les évolutions technologiques pour en faire des facteurs de progrès, dans l'enseignement, dans les pratiques professionnelles, dans le commerce et l'industrie. Nous devons également renforcer notre vigilance à l'égard des traitements de données pour maintenir un niveau élevé de protection des libertés publiques à l'ère du tout numérique. Il appartient au législateur de rester attentif à ces évolutions, pour que la loi ne soit pas dépassée par les évolutions techniques et par les nouveaux usages.

Répondre à la fracture territoriale

Le Sénat, représentant constitutionnel des collectivités territoriales, a pris en compte, dans sa réflexion prospective, les dynamiques et les mutations territoriales à l'œuvre dans notre pays. L'un des enjeux des dix prochaines années sera en effet de répondre à la fracture territoriale qui se dessine, avec d'un côté des métropoles et de grandes agglomérations dynamiques, et de l'autre les zones rurales, les quartiers sensibles, les zones péri-urbaines, tous ces territoires qui, si nous n'y prenons pas garde, pourraient lentement dériver à la périphérie, voire à l'écart de notre pacte d'égalité républicaine.

La France doit sans doute repenser sa politique d'aménagement des territoires et poursuivre l'adaptation des structures et des compétences locales. À cet égard, la mission commune d'information sur l'avenir de la décentralisation, présidée par l'ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin et dont le sénateur Yves Krattinger était le rapporteur, a dégagé en octobre dernier une vision partagée qui ouvre des pistes intéressantes.

Revivifier notre modèle républicain

Réfléchir à la France dans dix ans, c'est aussi définir des priorités pour redonner souffle et dynamisme à notre modèle républicain. Le premier des remparts contre le délitement de notre société est une égalité des chances mieux assurée : l'école, l'université et la formation professionnelle, initiale ou tout au long de la vie, doivent donner à tous un égal accès à l'acquisition des savoirs.

Les sénateurs ont aussi souligné la nécessité de valoriser le civisme, et d'y sensibiliser en particulier la jeunesse, en lui donnant la possibilité de vivre concrètement son attachement au pacte républicain. Le renforcement de notre modèle républicain suppose en outre une meilleure reconnaissance de la place des outre-mer dans la République, et une meilleure connaissance des récits et des mémoires qui expliquent la diversité constitutive de la société française.

Europe: s'emparer de la règle de subsidiarité

Les institutions européennes ne peuvent susciter la confiance et l'adhésion que si l'Europe reste un facteur de paix, ce qui est inestimable, et de cohésion, et non un vecteur de concurrence fiscale et sociale. La nécessité de renouveler le projet européen doit conduire les parlements nationaux à s'emparer de manière plus systématique de la règle de la subsidiarité et à développer des relations avec la Commission européenne.

Au terme de cette réflexion, il apparaît que les sénateurs ne sont certainement pas tous d'accord sur les chemins à prendre pour construire la France de 2025. Mais nous nous retrouvons sur la nécessité de réfléchir ensemble à notre avenir commun, car c'est ensemble que, pour reprendre les mots d'Aimé Césaire, nous aurons « la force de regarder demain ».