Défense européenne : changer de perspective

Par Jacques Gautier (UMP) et Daniel Reiner (PS)  |   |  1159  mots
L'Europe de la défense n'avance pas. Il faudrait créer un groupe d'Etats pionniers, fédérant leurs armées, dont les forces françaises, ici en Afrique
Pour faire exister une défense européenne, il faudrait un Etat fédéral. Cette perspective s'éloignant, la création d'une Eurogroupe de défense permettrait de contourner l'obstacle. Par Jacques Gautier et Daniel Reiner, sénateur UMP et PS, vice présidents de la Commission des affaires étrangères du Sénat

Le sommet de Bruxelles sur la défense européenne se déroule aujourd'hui. Les décisions seront modestes et moquées par les eurosceptiques. Gardons-nous de le faire, car toute avancée est bonne à prendre. Pour nous, la décision la plus importante sera celle que prendront, sans doute, les chefs d'Etat et de gouvernement de parler régulièrement - c'est-à-dire au moins une fois par an - des questions de défense.

Il faut un "plan"

 Néanmoins, soyons lucide. Ce n'est pas de cette façon que nous créerons une défense européenne. Personne n'a jamais construit une cathédrale en empilant des tas de pierres.  Il nous faut un « plan », ou au moins un tracé. Quel est-il ? Une authentique défense européenne ne se résume pas à un club d'utilisateurs d'équipements militaires américains. C'est quelque chose de bien plus ambitieux. La défense européenne c'est la défense de l'Europe par les Européens, pour les Européens.

La capacité à intervenir ensemble

La défense de l'Europe, c'est la capacité que nous aurions - collectivement - d'assurer la protection de nos espaces de souveraineté, de nos frontières, de nos populations et de nos intérêts - à supposer qu'ils soient communs. La défense de l'Europe, c'est sa capacité à intervenir - ensemble - pour gérer les défis de contexte d'une crise internationale, en Afrique ou ailleurs. Or cette défense européenne ne se construira pas à force d'avancées « concrètes » et « pragmatiques » dont on nous rebat les oreilles depuis plus de quinze ans. De grâce arrêtons de prononcer ces mots, sinon nous finirons pas ressembler au chœur d'Aïda qui chante « marchons, marchons » et qui ne va nulle part.

 Prendre le risque de tromper le peuple

Dire que l'on fait la défense européenne quand on ne fait que des économies d'échelle, c'est non seulement une erreur intellectuelle, mais c'est prendre le risque de tromper le peuple en lui laissant croire qu'une telle défense existe. Or, il peut constater de ses yeux, en Libye, au Mali, en Syrie, ou en RCA, qu'une telle défense n'existe pas ! Ce n'est pas servir l'Europe que donner l'illusion du mouvement alors qu'on reste sur place. Les citoyens européens ne veulent plus de cette Europe qui réglemente la chasse à la palombe, mais qui est incapable de les protéger ou de défendre leurs valeurs.

Penser le monde tel qu'il est et non tel qu'on voudrait qu'il soit

l n'est pas de pire dévoiement de l'esprit que de penser le monde tel qu'on voudrait qu'il soit et non tel qu'il est. La défense européenne est dans une impasse : les Etats européens préfèrent voir leurs défenses nationales s'amenuiser jusqu'à disparaître plutôt que de s'unir.

Nous avons trop concentré nos efforts sur la mise en place d'outils tels que les battle groups, qui ne servent à rien, sinon à dire que « l'on fait quelque chose ». Il nous faut sortir de cette approche instrumentale et nous concentrer sur la création d'un « cerveau » européen, d'une instance d'arbitrage capable, à partir d'une vision partagée, de prendre des décisions, de déclarer la guerre et de faire la paix.

 Un État fédéral, condition d'une défense européenne

Pour en sortir, il faut changer de perspectives. La défense européenne ne progresse pas parce que l'Europe politique ne progresse pas. Et l'Europe politique n'avance pas, parce que l'Europe que nous connaissons n'est pas une construction étatique, mais une organisation pour gérer un marché. La seule organisation européenne d'essence fédérale est la Banque centrale européenne.

Pour que la défense européenne existe, il faudrait un Etat fédéral. Aujourd'hui l'idée européenne est tellement abîmée que le seul fait de prononcer le mot « fédéral » condamne à l'anathème. Et c'est malheureusement vrai que le projet européen s'est éloigné et qu'aucune grande voix ne le porte plus.

 Créer un groupe pionnier d'États

Alors que faire ? Baisser les bras, cultiver le repli et faire assaut de « pragmatisme » ? C'est le plus sûr moyen de se condamner à plus ou moins long terme. Nous avons choisi de proposer une autre voie, de regarder les choses en face et de changer de perspectives. C'est parce que c'est difficile qu'il faut le faire.

Puisque la défense européenne bute sur la voie de la souveraineté, il faut contourner cet obstacle. Comment ? Comme nous l'avons toujours fait : en créant un groupe pionnier d'États qui le veulent et qui le peuvent et qui décident une fois pour toutes de se mettre d'accord pour être toujours d'accord. C'est ce que nous avons fait avec l'euro. C'est ce que nous avons fait avec les frontières. Et c'est ce que nous devons faire avec la défense européenne. Si elle existe un jour, une telle défense ne sera ni à la carte, ni à géométrie variable. Elle sera au contraire, « à la vie à la mort ». Dans une authentique défense commune ce n'est pas « la mission qui forge la coalition ». C'est la coalition qui conditionne la mission. C'est l'antique alliance des Grecs - la symmachie : « vos amis sont nos amis et vos ennemis sont nos ennemis ».

 Un Eurogroupe de défense

Pour y arriver nous avons proposé la constitution d'un Eurogroupe de défense, c'est-à-dire un groupe d'États pionniers, un « noyau dur ». Nous ne pouvons pas en tracer les contours, car ils doivent être librement définis et consentis par ceux qui les négocieront. Nous disons simplement qu'il est indispensable qu'il comporte du point de vue industriel, l'Italie et l'Allemagne, et du point opérationnel le Royaume-Uni et la Pologne.

Mais il ne faut en exclure personne. Le Danemark a une solide tradition guerrière, de même que la Suède qui est l'un des rares pays européens à disposer encore d'une base industrielle de défense importante. Les Pays-Bas ont une grande tradition maritime militaire, la Belgique partage avec nous la formation de ses pilotes de chasse et l'Espagne a montré sa volonté de compter. Désunis nous nous effacerons. Unis, nous existerons. C'est donc à la constitution de cet Eurogroupe qu'il faut travailler. Cela demandera du temps et surtout de la volonté. En avons-nous encore ?

 

 

Jacques Gautier (UMP) et Daniel Reiner (PS) vice-présidents de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat et co-rapporteurs du programme 146 « équipement des forces ». Ils ont été tous les deux représentants du Sénat de la République à la commission du Livre blanc. Ils ont co-signé en juillet 2013 un rapport d'information du Sénat intitulé : « Pour en finir avec l'Europe de la défense - vers une (authentique) défense européenne ».