Jusqu'à présent, la Commission européenne avait l'habitude de blâmer les gouvernements des pays dont l'économie souffre de divers maux : de chômage massif ou d'endettement public excessif. Et elle n'hésitait pas à leur imposer des programmes d'austérité rigoureux à base de baisses de salaires pour lutter contre le chômage ou de baisses des dépenses publiques et de hausses d'impôts pour réduire l'endettement public.
La commission s'attaque à une économie qui se porte bien
Mais voici maintenant que la Commission s'attaque à une économie qui se porte bien. Elle accuse l'Allemagne d'accumuler des excédents extérieurs excessifs au détriment de ses partenaires de la zone euro. Elle s'apprête donc à demander au gouvernement allemand de prendre des mesures pour favoriser la hausse des salaires, ou inciter les ménages à épargner moins et consommer davantage. Comme si l'économie allemande était une automobile que le gouvernement pourrait conduire à sa guise, forçant les ménages qui souhaitent épargner en vue de leur retraite à plutôt consommer ou les entreprises à accorder des augmentations de salaires réduisant donc leur compétitivité, non seulement par rapport aux pays de la zone euro, mais aussi par rapport à ceux hors de la zone euro.
Le comble de l'absurdité
La Commission européenne est ainsi arrivée au comble de l'absurdité. Elle a déjà plongé les pays du Sud de l'Europe dans la dépression. Elle s'en prend maintenant à la prospérité de l'Allemagne qui ferait de l'ombre aux autres pays de la zone euro. En réalité, l'Allemagne n'est pas plus coupable de ses excédents que les pays du Sud n'étaient coupables de leurs déficits.
Ce qui est extraordinaire dans le comportement de la Commission, c'est que dans le cas des excédents de l'Allemagne, comme dans celui des déficits des pays du Sud, elle attribue les dysfonctionnements observés dans les pays de la zone euro à des fautes de leurs gouvernements ou de leurs citoyens, sans jamais mettre en cause l'euro, qui est pour elle un impératif catégorique, ni parvenir à reconnaître que la source de tous ces dysfonctionnements est en vérité tout simplement le système de l'euro.
Seuls deux grands pays dans le monde accumulent les excédents commerciaux
Une observation pourrait pourtant permettre à la Commission de découvrir la vérité. Il n'y a que deux grands pays au monde qui accumulent des excédents énormes, de l'ordre de 7 % du PIB : ce sont la Chine et l'Allemagne.
Pour la Chine, les raisons de ses excédents ont connues. Elles tiennent essentiellement à l'importante sous-évaluation de sa monnaie, le yuan, même si cette raison n'est pas la seule. Pour l'Allemagne, les raisons de ses excédents sont exactement les mêmes : la cause essentielle des excédents allemands résulte de la sous-évaluation des taux de change de l'Allemagne même si, ici encore, cette cause n'est évidemment pas la seule.
Le système de l'euro est responsable de la sous évaluation du change pour l'Allemagne
Mais alors que la sous-évaluation du yuan est voulue par la Chine et obtenue au moyen d'un strict contrôle des changes, l'Allemagne n'est pas responsable de la sous-évaluation de ses taux de change. C'est le système de l'euro qui est responsable de la sous-évaluation des taux de change de l'Allemagne.
Les taux de change de l'Allemagne sont d'abord sous-évalués vis-à-vis des autres économies de la zone euro parce que depuis la création de l'euro, le coût du travail a augmenté beaucoup moins vite en Allemagne que dans les autres économies de la zone euro, alors que, par définition, dans le cadre du système de l'euro, les taux de change de l'Allemagne sont restés immuables vis-à-vis des autres économies. C'est ce qui explique l'accroissement des excédents de l'Allemagne vis-à-vis des pays de la zone euro. Les échanges entre la France et l'Allemagne étaient ainsi à peu près équilibrés avant la création de l'euro (le taux de couverture des importations par les exportations de la France vis-à-vis de l'Allemagne était égal à 97 % en 1998). Ils sont devenus depuis complètement déséquilibrés (le taux de couverture est tombé à 79,9 % en 2012).
Les taux de change de l'Allemagne sont ensuite sous-évalués vis-à-vis des économies extérieures à la zone euro. Le système de l'euro aboutit en effet à un taux de change de l'euro vis-à-vis des monnaies extérieures à l'euro (dollar, yen), qui est sous-évalué pour l'Allemagne, mais surévalué pour la plupart des autres pays européens.
Un change trop faible pour l'Allemagne, trop fort pour les pays du Sud de l'Europe
L'explication de cette distorsion est simple. Le taux de change de l'euro se fixe en fonction du solde extérieur global de l'ensemble de la zone euro. Mais ce solde extérieur global recouvre l'excédent de l'Allemagne et les déficits ou légers excédents des autres pays de la zone euro. C'est la raison pour laquelle le taux de change de l'euro est trop faible pour l'Allemagne, d'où ses excédents vis-à-vis des pays extérieurs à l'euro, et trop fort pour les pays du Sud.
De là viennent les déficits extérieurs de ces pays lorsque leur économie évolue à son potentiel de croissance ou au contraire l'obligation où ils se trouvent de mener des politiques d'austérité les faisant tomber sous leur potentiel de croissance afin de réduire artificiellement leurs importations et d'éliminer leurs déséquilibres extérieurs.
Ne doutons pas que la Commission puisse par ses recommandations faire disparaître les excédents allemands en réduisant la compétitivité de l'Allemagne et en affaiblissant son économie exactement comme elle a su faire disparaître les déficits des pays du Sud en détruisant leur économie.
La différence, c'est qu'étant donné la situation de faiblesse où ils se trouvaient, les pays du Sud n'ont pas pu s'opposer à la Commission, tandis que l'Allemagne, principale puissance de la zone euro, n'a aucune raison de suivre les recommandations de la Commission parce qu'elles sont à la fois stupides et contraires à ses intérêts, à l'instar de celles faites aux pays du Sud.
Une partition de la zone euro en deux zones monétaires
Si l'on veut vraiment réduire les excédents allemands, il faut comprendre que ces excédents viennent, comme on l'a vu, du vice de conception originel de l'euro. On ne mettra fin à ce dysfonctionnement, comme à ceux dont sont victimes les pays du Sud, qu'en opérant une refonte du système des taux de change des pays de la zone euro, à la fois entre eux et vis-à-vis des pays extérieurs à la zone. Cette refonte ne pourra s'obtenir que par la réforme de l'architecture de la zone euro, c'est-à-dire par une partition de la zone euro en deux zones monétaires: une zone des pays les plus compétitifs avec essentiellement l'Allemagne et une zone des pays les moins compétitifs avec l'ensemble des pays méditerranéens (France, Italie, etc.).
Plusieurs solutions sont concevables pour opérer cette partition. L'économiste allemand H.W. Sinn vient de proposer que les pays les moins compétitifs sortent de la zone euro. Un ensemble d'économistes européens a proposé au contraire que ce soient les pays les plus compétitifs qui sortent de la zone euro (cf. Manifeste de Rome pour la solidarité européenne).
Une partition inévitable
On peut discuter des avantages et des inconvénients de ces deux formules. Ce qui apparaît en revanche de plus en plus certain, c'est que la partition de la zone euro est désormais inévitable si l'on veut éviter que l'Europe ne sombre dans une dépression permanente.
*Auteur de « L'Euro, origines, vertus et vices, crises et avenir » Dalloz, 2013
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