Cartes bancaires : le projet inutile de la commission européenne

Par Pierre Garello, université Aix-Marseille  |   |  1082  mots
La commission européenne estime que les commerçants paient trop au titre de l'utilisation des cartes bancaires, et que les consommateurs devraient prendre le relais. Une position difficilement défendable. par Pierre Garello, professeur à l'université d'Aix-Marseille

 Les commerçants payent-ils trop à leur banque pour avoir la possibilité d'accepter les paiements par cartes ? Les porteurs de cartes ne payent-ils pas assez leur cotisation par rapport aux bénéfices qu'ils tirent de leur usage ? Ces questions sur le juste prix des cartes sont au cœur d'une discussion qui divise actuellement le Parlement européen. En termes techniques, les parlementaires débattent d'une proposition de règlement « relatif aux commissions d'interchange pour les opérations de paiement par cartes ». Cette proposition de la Commission repose sur la conviction que les commerçants payent un trop lourd tribut au système de paiement par cartes. En conséquence, la Commission propose une modification de l'équilibre des contributions de chacun des acteurs.

 Le Sénat s'en saisit

Le débat européen est désormais sorti du champ des discussions entre institutions européennes, le Sénat français s'étant saisi du sujet et se faisant l'écho des vives inquiétudes déjà exprimées par de nombreux acteurs, consommateurs en tête, sur les conséquences de ce projet de règlement.

Dans la résolution qu'ils viennent d'adopter, les sénateurs pointent les lacunes du texte européen « liées au manque de données quantitatives, à l'incertitude quant aux conséquences de la proposition et à l'insuffisance des études économiques approfondies ». Depuis des années, les consommateurs, les opérateurs et les banques alertent sur ce projet, craignant une explosion du prix des cartes bancaires et un ralentissement du développement de nouveaux moyens de paiement. J'ai moi-même étudié récemment ces impacts potentiels, et ces craintes ne peuvent qu'être confirmées.

 Plafonner l'interchange

La mesure la plus controversée est le plafonnement de l'interchange. Ce montant, versé par la banque du commerçant à la banque du porteur de carte lors de chaque paiement par carte, se situe aujourd'hui en France en moyenne à 0,5% du montant total de la transaction. Ce transfert permet d'équilibrer l'ensemble du système de paiement en diminuant le coût de la carte pour les consommateurs. La forte réduction du niveau de l'interchange proposée par le projet de la Commission est perçue comme une menace par la plupart des acteurs du système, y compris certains commerçants, parmi ceux de taille modeste.

 Des craintes confirmées par les faits

Ces craintes sont confirmées par les faits. La baisse arbitraire de l'interchange a déjà été mise en œuvre dans plusieurs pays et à chaque fois les consommateurs en ont pâti et les grands commerçants en ont bénéficié : 8 milliards de dollars d'économies pour ces derniers aux Etats-Unis, 850 millions de dollars australiens en Australie, près de 3 milliards et demi d'euros en Espagne.

A chaque fois, les cartes bancaires ont été facturées plus cher aux consommateurs, certains services sont devenus payants, et aucune preuve n'a été apportée que les commerçants auraient réduit leurs prix. Car c'est là l'argument que mettent en avant le grand commerce et la Commission européenne : les consommateurs devraient bénéficier de cette mesure grâce à une réduction des prix de vente par les commerçants, ces derniers répercutant « naturellement » la baisse de l'interchange. Or le texte ne prévoit aucune mesure contraignante et l'expérience montre que l'on peut légitimement douter de tels engagements.

 Une harmonisation au niveau européen inutile et néfaste

La Commission propose également une harmonisation du niveau de l'interchange au niveau européen. Le nivellement qui en résulterait serait, lui aussi, malvenu compte tenu des profondes différences entre les différents marchés nationaux. En effet, le niveau pertinent de l'interchange est fonction du degré de pénétration des cartes bancaires et du niveau de risque, très différents selon les pays.

En proposant un plafond uniforme, la Commission européenne propose tout bonnement de rendre impossible le développement des moyens de paiement électroniques dans les marchés les moins avancés. Forcer l'harmonisation ne fait pas une politique, surtout quand ses effets ne sont ni évidents ni démontrés. Surtout, aussi, quand tous les acteurs ne sont pas réglementés de la même façon : certains réseaux, tels AmericanExpress ou PayPal, ne sont pour l'instant pas inclus dans le périmètre de la législation alors même que Visa ou MasterCard le sont. Une concurrence équitable entre tous les acteurs devrait également être assurée.

 La commission européenne peu transparente sur son analyse

S'il est légitime que la Commission veille à ce qu'une saine concurrence prévale entre les moyens de paiement, il est par contre impossible de comprendre en quoi ces propositions permettraient d'aller vers un marché plus ouvert. De fait, ce qui est proposé revient, non pas à améliorer les marchés, mais à réguler les prix ou, plus simplement encore, à intervenir dans des contrats entre banques qui sont indispensables au développement d'un réseau. L'étonnement est d'autant plus grand que l'on constate des failles béantes dans les données fournies par la Commission européenne, concernant principalement la méthodologie employée pour définir le plafond « optimal » de l'interchange proposé (0,2% pour les cartes de débit et 0,3% pour les cartes de crédit). Les détails de cette méthodologie ne sont connus que par la Commission européenne : pourquoi ne les communique-t-elle pas ? Et il en va de même des données alimentant cette méthodologie, inconnues de tous ! Compte tenu des risques engendrés, ces propositions sont incompréhensibles.

 Certains secteurs seraient pénalisés

Enfin, soulignons le paradoxe d'une mesure qui mettrait à mal un système qui a largement démontré ses avantages au cours des dernières années. Le secteur des paiements par carte est en effet aujourd'hui particulièrement innovant et performant. Son développement a permis de sécuriser et de faciliter les transactions, de faciliter la lutte contre la fraude fiscale et de réduire les besoins d'impression et de distribution des pièces et billets. Tout ça au bénéfice des usagers, des banques, des touristes… et des comptes publics.

 En proposant de casser un système qui fonctionne bien, dans le contexte actuel, la Commission va pénaliser encore les acteurs économiques. Sans avoir fait, comme l'ont souligné les sénateurs, la preuve des avantages - plus qu'hypothétiques - qu'elle en attend…