Turquie : la démocratie perdante

Le combat entre le parti au pouvoir, l'AKP et le mouvement religieux Hizmet laissera des traces. La démocratie turque peine à s'affirmer. Par Dani Rodrik, professeur à l'université de Princeton

Ejn Turquie un combat spectaculaire se poursuit entre le parti au pouvoir, l'AKP (parti pour la justice et le développement) et son ancien rival, le mouvement religieux Hizmet dirigé par le prédicateur Fethullah Gülen qui vit aux USA. Cet affrontement met en lumière les violations massives de l'Etat de droit que commettent ces deux groupes pour consolider leur pouvoir. Généralement considérés comme sympathisants de Gülen, les procureurs ont lancé une vaste opération anticorruption qui a pris dans ses filets quatre ministres et atteint maintenant le fils du Premier ministre Recep Erdogan.

Erdogan et ses conseillers rendent coup pour coup. Ils accusent les partisans de Gülen de tenter de faire un "coup d'Etat judiciaire" par toute une série de coups bas - qu'il s'agisse de la fabrication de fausses preuves contre les généraux condamnés l'année dernière pour avoir comploté le renversement du gouvernement Erdogan, ou d'écoutes téléphoniques illégales à grande échelle.

Une véritable chasse aux sorcières

En Turquie, les grands procès des soi-disant comploteurs sont maintenant largement reconnus pour ce qu'ils étaient réellement - des chasses aux sorcières basées sur des preuves que l'on peut dans le meilleur des cas qualifier de peu fiables, et souvent fabriquées. Ces procès ont été préparés par la police et des procureurs favorables à Gülen et présentés à l'opinion publique par des médias gulenistes. Mais cela s'est fait avec l'appui constant du gouvernement Erdogan. Les tentatives du camp d'Erdogan de faire croire qu'il n'y était pour rien et en faire porter l'entière responsabilité sur les gulenistes sont pour le moins malhonnêtes.

On n'a pas oublié la phrase d'Erdogan déclarant qu'il est le procureur de l'affaire Ergenekon qui devait exposer au grand jour et combattre "l'Etat dans l'Etat" formé par des officiers de haut rang et des nationalistes laïques. En réalité cette affaire a servi essentiellement à mettre en cause nombre de ses adversaires politiques.

Dans l'affaire Sledgehammer, des documents horrifiants fabriqués de toute pièce ont servi à accuser des généraux de préparer un coup d'Etat. Lorsque ces "preuves" ont été présentées, Erdogan a essayé de leur donner du crédit en disant qu'il était au courant de l'existence d'un complot. Ses ministres s'en sont pris aux accusés et dénoncé le juge solitaire qui avait pris une décision en leur faveur avant le procès.

Une lutte sans merci pour le pouvoir

Aujourd'hui Erdogan et ses conseillers ont complètement changé de discours ; ils disent que ces procès ont été entachés d'irrégularités, que c'était un complot contre l'armée et que les gulenistes ont construit un Etat dans l'Etat. La raison de ce revirement est évidente : Erdogan a besoin de gêner et isoler les gulenistes avec lesquels il est engagé dans une lutte sans merci pour le pouvoir.

A titre de lutte contre la corruption, le mouvement Hizmet a entamé une campagne contre Erdogan. Quelqu'un qui ne connaît pas la Turquie serait surpris par l'ampleur de la corruption dans le secteur de la construction. Mais la campagne des gulenistes est de toute évidence guidée par des arrière-pensées politiques et Erdogan questionne à juste titre les motivations des procureurs. La phase actuelle d'activisme judiciaire vise tout autant à éradiquer la corruption que les précédentes phases visaient à mettre fin à "l'Etat dans l'Etat" et aux véritables coups d'Etat - autrement dit c'est de la poudre aux yeux. Erdogan a ouvert la voie à la campagne du mouvement Hizmet.

Le risque d'une dérive autoritaire

Il y a plus de trois ans, Erdogan a eu une occasion en or d'ancrer son pays dans l'Etat de droit. Sa victoire nette à l'issue du référendum sur la Constitution en août 2010 a confirmé qu'il avait le pouvoir fermement entre ses mains et qu'il n'avait guère à craindre de l'armée ou des éléments ultra-laïques de la vieille garde. Il aurait pu renoncer à ses machinations judiciaires et à ses manipulations des médias qui avaient permis à son régime de s'enraciner. A cette époque j'ai écritque s'il ne change pas de voie, "le pays sombrera dans un autoritarisme plus marqué" et que "dans l'impossibilité de réconcilier les divers groupes politiques, une autre rupture politique pourrait bien être inévitable".  Malheureusement, cette prédiction s'est réalisée.

Une coalition au delà de l'AKP?

Aujourd'hui Erdogan a bien moins de choix, mais il peut encore tourner la situation à son avantage. Les machinations des gulenistes au sein de la justice et d'autres institutions ont suscité une large opposition contre eux, car presque tout le monde - les nationalistes, les militants kurdes, les laïques, les islamistes traditionalistes, les socialistes et les libéraux ont été à un moment ou à un autre la cible de leurs intrigues. Erdogan pourrait en principe forger une coalition qui s'étende au-delà de l'AKP en faveur de réformes pour veiller à ce que la magistrature joue pleinement son rôle en toute impartialité.

Aucun de ces groupes ne regretterait qu'Erdogan soit balayé, aussi ils voudraient obtenir quelque chose en échange de leur participation à une coalition. Erdogan aurait donc à faire des concessions - un juste retour des choses pour avoir conduit la Turquie dans la situation chaotique où elle se trouve. Mais il dispose ce faisant de l'occasion d'améliorer l'image qu'il laissera dans l'Histoire.

La démocratie turque sera perdante

Il semble qu'il ne saisira pas non plus cette occasion qui s'offre à lui. Il réagit en renforçant sa mainmise autocratique sur le pouvoir - l'organe qui nomme les procureurs et les juges devenant un simple appendice du ministère de la Justice. Ses partisans ont lancé une campagne de calomnie contre les gulenistes, ce qui n'est pas sans rappeler la tactique de ces derniers. Il semble croire qu'il peut rester assez populaire pour sortir de la crise sans ouvrir sa coalition.

La bataille entre Erdogan et le mouvement Gülen en est à un point où il est difficile d'imaginer une réconciliation. Heureusement c'est un combat bec et ongles qui met à nu la corruption et les manipulations de la justice sur lesquelles reposait le régime d'Erdogan. Malheureusement, quel que soit le vainqueur, la démocratie turque sera perdante - au moins à court terme, jusqu'à ce que des forces véritablement démocratiques émergent.

Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz

Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l'Institut d'études avancées à Princeton dans le New Jersey. Il a écrit un livre intituléThe Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy.
 
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Commentaires 2
à écrit le 18/01/2014 à 17:25
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Très bon article (l'affaire Sledgehammer est en réalité connue sous le nom d'affaire "Balyoz")

à écrit le 18/01/2014 à 17:25
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Très bon article (l'affaire Sledgehammer est en réalité commue sous le nom d'affaire "Balyoz")

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