Quelle époque formidable !

Par Pierre-Yves Cossé, ancien commissaire au Plan  |   |  1147  mots
Jamais le rythme de changement de nos sociétés n'a été aussi rapide. Mais où est la réflexion, en France, sur les bouleversements du monde, la façon de les appréhender? par Pierre-Yves Cossé, ancien commissaire au Plan

Le monde a basculé. En 1492, Christophe Colomb découvrait l'Amérique. C'était le début de la domination de l'Europe sur le monde. Nous vivons le mouvement inverse. Le poids relatif de l'Europe diminue. De nouvelles grandes puissances sont apparues. Ce retournement est fascinant par sa rapidité. La globalisation, avec l'introduction des nouvelles techniques de transport et de communication explique pour une part ces mutations. Pas complètement. En trente ans, la Chine, est devenue une des économies les plus évoluées et les plus complexes du monde. Comment expliquer un tel rythme ? Le paysage industriel, agricole, social, financier est bouleversé. Les règles du jeu, les rapports de force ont changé. L'Union Européenne, qui apparaissait comme une solution devient une question.

Les sociétés européennes connaissent aussi des changements stupéfiants

Parallèlement à ces changements à l'échelle du monde, les sociétés connaissent des changements aussi stupéfiants ; mise en cause du modèle social et familial, revendications identitaires, nouvelle hiérarchie des valeurs fondées sur les droits des individus au détriment des valeurs collectives.

Ce que nous avons appris est pour une part périmé, comme nos certitudes et nos analyses. Il nous faut réapprendre le monde, notre environnement et changer nos manières de voir. C'est un immense défi intellectuel, comparable à celui de la Renaissance ou du Siècle des Lumières, qui demande de l'audace. Il devrait y avoir, en Europe, une compétition intellectuelle intense pour expliquer, évaluer, apprécier les forces et les faiblesses de ce monde et de cette société nouvelle.

Les mandarins enfermés dans des savoirs cloisonnés

La période est propice à un épanouissement comparable aux « cent fleurs » et à l'émulation entre « cent écoles », souhaitée un bref moment par le président Mao. Le champ est d'autant plus ouvert que les mandarins, experts et autres « sachant » trop souvent enfermés dans des savoirs cloisonnés sont plus ou moins décontenancés et que les politiques, faute de temps consacré à la réflexion, sont manifestement dépassés. Le besoin d'approches nouvelles et transversales, de comparaisons hardies, donc d'esprits neufs est évident et urgent.

Ce besoin peut être satisfait. Jamais le niveau des connaissances n'a été aussi élevé en Europe et dans le monde et les sources de connaissance aussi variées. Jamais le progrès des connaissances n'a été aussi rapide. La mondialisation multiplie les échanges humains et techniques. Les nouvelles techniques de communication mettent à la disposition du plus grand nombre un stock de connaissances chaque jour enrichi.

 Un besoin de réflexions, de débats... mais les trouve-t-on en France?

Il existe d'un côté un besoin immense et nouveau et de l'autre des outils originaux pour y répondre. Il devrait en résulter une jubilation intellectuelle, des réflexions et des débats incessants, une satisfaction extrême pour des citoyens ouverts sur le monde. Est-ce le cas, au moins en France ? On peut en douter.

Il est vrai qu'il existe des obstacles : pléthore et valeur inégale des informations et des connaissances disponibles, "présentisme" qui absorbe le temps et l'énergie d'un grand nombre, tendance à confondre hypothèses et connaissances avec des modes passagères, voire du charlatanisme. La soumission à la rigueur, l'apprentissage de nouvelles méthodes de travail l'acceptation de la contradiction sont des exigences que d'aucuns rejettent.

 Freiner le mouvement

Au-delà des exigences de méthodes, la condition la plus forte pour un épanouissement des esprits est l'appétit de connaissances, la soif de découverte. Cet appétit suppose un minimum d'empathie pour l'objet étudié. Or elle est absente chez trop de Français, qui rejettent la mondialisation- contrairement à la majorité des habitants de notre planète- et préfèrent la caricaturer et se retourner vers un passé idéalisé. Dans la majorité des discours et des écrits, le monde révolu est présenté, comme si les injustices, les inégalités, la violence et l'arbitraire avaient été beaucoup moins fortes que dans le monde actuel. Ce passéisme conduit sinon à souhaiter sinon le retour pur et simple à ce qui existait, au moins le freinage à tout changement, à ce qui est présenté, parfois à tort et à travers comme les «  réformes »

Pourquoi donc se passionner pour le monde présent, en détailler les mécanismes pour en tirer le meilleur parti puisque l'urgence est de gagner du temps et de freiner le mouvement ? Mes concitoyens me font penser parfois à cette scène hilarante du « Soulier de Satin » où des savants exigent que l'on cesse de ruiner des dizaines d'années de travail et que l'on n'invente plus que ce qui a déjà été découvert. Ils ont peur du nouveau.

Une condition de survie collective

Rejeter l'ennui, le "présentisme" et le désintérêt pour notre monde n'est pas seulement un exercice stimulant et salubre sur le plan intellectuel. C'est une condition de survie collective dans les conditions les meilleures possibles.

Mettons de côté les questions oiseuses de « rang » et de « prestige » et cherchons notre place dans ce nouveau monde, en exploitant notre patrimoine physique, intellectuel et moral, qui est considérable et en tirant parti de nos avantages comparatifs.

Gérer la mondialisation

La première étape d'une démarche constructive consiste à se colleter avec ce monde tel qu'il est, sinon à l'aimer, au moins à en reconnaître les points forts. Il nous faut contribuer à gérer la mondialisation, ce qui implique des régulations adaptées à l'échelle nationale, européenne et mondiale.

Ce n'est possible que si l'on se situe à l'intérieur et si l'on dispose de connaissances approfondies en vue de mener de nécessaires batailles intellectuelles et politiques. Il existe des Français immergés dans la mondialisation, des chefs d'entreprise ou des cadres, des chercheurs mais dans les confrontations intellectuelles nous restons trop souvent silencieux, passifs ou déclamatoires. Nous préférons la plainte et la récrimination au compromis éclairé par une vision d'ensemble. Depuis le départ de Bruxelles de Jacques Delors, nous avons été aux abonnés absents, lorsqu'il s'est agi de peser sur les grandes orientations de l'Union Européenne.

Une réforme intellectuelle et morale

Cette étape ne sera pas franchie sans stimulation collective ou pour parler en termes pompeux sans une « réforme intellectuelle et morale » qui mobilise ceux qui en ont la capacité et la volonté et dépasse nos peurs.

Je me félicite d'avoir, durant la dernière partie de ma vie, autant à apprendre et à remettre en cause. Il n'y a pas une semaine où une nouvelle concernant notre société ou notre monde ne me surprenne pas. J'ai une certitude : jusqu'à la fin de mes jours, je ne serai pas menacé par l'ennui. C'est ce que je souhaite à tous les Français.

 

Pierre-Yves Cossé