Sauvez l'Europe plus que l'euro !

Par Jean-Jacques Rosa, Jean-Pierre Vesperini...et un groupe d'économistes européens  |   |  1830  mots
Le maintien dans l'euro de la France et l'Allemagne est intenable, il va être source de nouvelles crises. La solution est une sortie, source d'incertitudes, mais gérables. Un appel aux dirigeants français et allemands, par Jean-Jacques Rosa, Jean-Pierre Vespérini, et un groupe d'économistes européens*

L'économie française souffre des mêmes maux que les pays du sud de l'Europe (Italie, Espagne, Portugal, Grèce) : croissance faible ou nulle, chômage croissant, dette publique qui ne cesse d'augmenter. L'expérience des pays du sud de l'Europe montre que la politique d'austérité dans laquelle s'est engagée la France, loin d'être la solution de ces maux, les aggrave.

 La France, homme malade de l'Europe

Comme l'a souligné le chef économiste de l'organisme d'études économiques Markit « le profil de la France ressemble de plus en plus à celui de l'homme malade de l'Europe ». L'activité économique a connu en décembre 2013 son septième mois consécutif de déclin. L'augmentation des impôts de 32 milliards d'euros, réalisée par le gouvernement français en 2012 et 2013, n'a réduit le déficit public que de 8 milliards d'euros. Mais en même temps elle a fait obstacle à la reprise de sorte qu'il n'y a pas eu de croissance en 2013, et en conséquence le chômage qui concernait 9,5% de la population active au premier trimestre 2012, juste avant l'élection de François Hollande à la présidence de la République, atteignait 10.5 % de cette population au troisième trimestre 2013. Par ailleurs, elle n'est pas parvenue à empêcher la hausse de la dette publique qui est passée de 89% du PIB au premier trimestre 2012 à 93.4% au troisième trimestre 2013.

 La politique d'austérité conduit  le pays dans l'impasse.

 La poursuite de cette politique pénalise la France, mais elle pénalise également les autres pays européens dont elle réduit les débouchés. C'est la raison pour laquelle, dans son intérêt, mais aussi dans celui des autres pays européens, la France doit abandonner cette politique.

Les maux qui accablent la France et les pays du sud de l'Europe sont les mêmes parce que leur cause est la même : ils résultent du fait qu'après un peu moins de quinze ans de fonctionnement, l'euro a conduit à un système de change complètement inadapté à la situation économique des pays européens.

Taux de change internes vis à vis de l'Allemagne: certes virtuels, mais surévalués

En effet, les taux de change de la France et des pays du sud vis-à-vis de l'Allemagne, qui, même s'ils sont virtuels, n'en existent pas moins, sont totalement surévalués dans la mesure où, dans ces pays , les salaires ont augmenté plus vite et la productivité du travail moins vite qu'en Allemagne, alors que , dans le cadre de l'euro , les taux de change entre ces pays et l'Allemagne, sont restés par définition immuables depuis la création de la monnaie unique. De là viennent les déficits de ces pays vis-à-vis de l'Allemagne.

 Vis à vis de l'extérieur: un taux de change de l'euro trop faible pour l'Allemagne, trop fort pour la France

D'autre part, les taux de change de la France et des pays du sud sont surévalués vis-à-vis des monnaies extérieures à l'euro (dollar, yen) et inversement ceux de l'Allemagne sont sous -évalués. L'explication de ces déséquilibres tient à ce que le taux de change de l'euro se fixe en fonction du solde extérieur global de l'ensemble de la zone euro. Mais ce solde extérieur global recouvre l'important excédent de l'Allemagne et les déficits ou légers excédents des autres pays de la zone euro vis-à-vis des pays extérieurs à la zone.

C'est la raison pour laquelle le taux de change de l'euro est trop faible pour l'Allemagne et trop fort pour la France et les pays du sud. Les économies de la France et des pays du sud sont donc prises dans le dilemme suivant : soit évoluer à leur rythme de croissance potentielle et dans ce cas connaître des déséquilibres extérieurs du fait de la surévaluation de leur taux de change, soit être obligés de mener des politiques d'austérité pour réduire artificiellement leurs importations afin d'éliminer leurs déséquilibres extérieurs.

 La prospérité allemande elle aussi menacée

 En comparaison de la France et des pays du sud, la situation de l'économie allemande apparaît très satisfaisante. Pourtant la prospérité de l'Allemagne est elle aussi menacée pour plusieurs raisons par le système de l'euro.

En premier lieu, l'Allemagne n'a pas intérêt à voir le reste de la zone plonger dans la dépression. En 2007 les exportations allemandes vers les autres pays de la zone atteignaient 432 milliards d'euros, mais cinq ans plus tard elles ont baissé de 9% pour ne plus se situer qu'à 393 milliards d'euros.

 Une aggravation des tensions déflationnistes en France

En deuxième lieu, l'adoption de l'euro a été la cause d'une divergence croissante des conjonctures entre d'une côté l'Allemagne et de l'autre la France et les pays du sud. Cette divergence devrait justifier des politiques monétaires opposées de part et d'autre alors que la participation à la monnaie unique oblige tous les pays membres à poursuivre la même politique, qui aggrave ainsi la divergence des conjonctures nationales. En d'autres termes, la politique monétaire commune aggrave les tensions déflationnistes en France et dans les pays du sud tandis qu'elle accroît les tensions inflationnistes en Allemagne. Ce qui ne peut qu'accentuer la discorde entre l'Allemagne et les autres pays.

 Des exigences vis à vis de l'Allemagne qui vont à l'encontre des préférences de sa population

En troisième lieu, le contraste entre la croissance allemande et la stagnation française et méridionale pousse la France et ces autres pays à réclamer un changement de la politique allemande pour réduire les disparités de performance. Mais les mesures qui sont demandées à l'Allemagne (augmentation des salaires, soutien de la consommation et réduction de l'épargne) vont à l'encontre des préférences et des priorités de la population allemande.

De nouvelles crises inéluctables

En quatrième lieu, l'euro ne peut que conduire à de futures crises en raison de la rigidité des changes qu'il instaure à l'intérieur de la zone. Ces crises ne peuvent être résolues que de deux façons : ou bien par des politiques de transferts, par lesquelles l'Allemagne renoncerait à ses principes de gestion budgétaire et finirait par concéder, en dernier recours, un défaut partiel sur les dettes des autres pays, ou bien par une intervention massive de la BCE qui se lancerait dans une politique de « quantitative easing » en mettant en circulation une masse excessive de liquidités dans la zone euro, à nouveau en contradiction avec les préférences allemandes.

 La monnaie unique, un obstacle à la cohérence de l'Europe

 En bref, l'euro a depuis trop longtemps été à la fois trop fort pour la France et les pays du sud, et trop faible pour l'Allemagne. Les taux d'intérêt de la BCE restent trop forts pour la France et les pays du sud et trop faibles pour l'Allemagne. Cela signifie que la monnaie unique était une erreur et constitue un obstacle s'opposant à l'union et à la cohérence de l'Europe. Elle crée la discorde plutôt que l'intégration au sein du continent et elle affaiblit l'économie de l'ensemble européen au lieu de la renforcer. Les politiques qui sont censées pérenniser la zone euro aboutissent à la création de niveaux d'endettement insoutenables ainsi qu'à la perspective dangereuse d'une création future de liquidités excessives.

 L'Allemagne et la France devraient annoncer leur sortie simultanée

Ce dilemme ne peut être résolu que par une segmentation contrôlée de la zone euro. Mais cela doit être fait dans un esprit positif de nature à relancer l'idéal européen, et non pas par un retour désespérant aux nationalismes étroits du passé. L'initiative doit venir des pays qui constituent le cœur économique et politique de l'Union et qui sont, de par leurs rôles respectifs, les mieux à même de renouveler l'idéal européen dans une perspective créative. Il s'agit de l'Allemagne qui dispose de l'économie la plus puissante du continent et de la France qui a été à l'origine politique de l'unification européenne. La stratégie qui selon nous offre la meilleure chance de conserver les acquis les plus positifs de l'intégration européenne consisterait en un accord par lequel les deux pays annonceraient simultanément leur sortie de l'euro et leur retour à leurs monnaies nationales.

La conséquence immédiate en serait sans aucun doute une réévaluation de la monnaie allemande vis-à-vis de l'euro réduit et une dépréciation de la monnaie française vis-à-vis de la monnaie allemande. Les autres pays membres de la zone devront, pour leur part, décider ou bien de conserver initialement comme monnaie l'euro sous sa forme réduite, ou bien de suivre l'Allemagne et la France en revenant à leur ancienne monnaie nationale. Ils pourraient aussi, éventuellement, envisager d'adopter une politique de fixité de change par rapport à l'une ou à l'autre des monnaies allemande ou française. En tout état de cause, il s'agirait d'évoluer vers une meilleure compétitivité-prix de leurs économies.

Une période d'incertitude monétaire, gérable

Dans le même temps, la France et l'Allemagne auront besoin de mettre en place des dispositifs transitoires pour garantir la stabilité de leurs systèmes bancaires et devront entamer des négociations avec la BCE et les autres gouvernements de la zone actuelle pour la gestion des dettes libellées en euros, y compris dans l'éventualité d'une sortie de l'euro de tous les Etats membres actuels.

Une période d'incertitude monétaire apparaît inévitable. Mais elle restera gérable et sans danger majeur par comparaison avec l'impasse économique et politique dans laquelle la zone euro est aujourd'hui profondément enlisée.

 

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João Ferreira do Amaral - Professeur d'économie et de politique économique à l'Université de Lisbonne (émérite). Ancien conseiller du Président de la République du Portugal.

Brigitte Granville -  Professeur à la Queen Mary University de Londres, où elle est Directeur du Centre for Globalization Research.

Hans-Olaf Henkel - Ancien Président de la Fédération de l'Industrie Allemande - BDI. Professeur à l'Université de Mannheim.

Peter Oppenheimer - "Emeritus Student" (retired fellow) à Christ Church, Oxford University, UK.

Jean Jacques Rosa - Professeur d'économie et de finance (émérite) à Sciences Po Paris. Ancien membre du Conseil d'Analyse Economique du Premier ministre.

Antoni Soy - Professeur à l'Université de Barcelone, Espagne. Ancien Ministre de l'Industrie et de l'Entreprise dans le Gouvernement de Catalogne.

Jean-Pierre Vesperini - Professeur agrégé des Facultés de droit et des sciences économiques. Ancien membre du Conseil d'Analyse Economique du Premier Ministre.

Les auteurs sont également signataires du European Solidarity Manifesto - https://www.european-solidarity.eu/ - une autre solution possible de la crise de l'Eurozone.