Ces banques qui engloutissent l'économie

Par Howard Davies  |   |  1326  mots
L'augmentation du poids de la finance dans l'économie peut nuire au contribuable, en cas de difficultés, mais nuit aussi, plus généralement aux autres secteurs d'activité. Par Howard Davies, professeur à Sciences Po Paris*

 Le gouverneur de la Banque d'Angleterre Mark Carney a surpris son public lors d'une conférence tenue en fin d'année dernière, en pronostiquant que les actifs bancaires londoniens pourraient croître jusqu'à atteindre neuf fois le PIB de la Grande-Bretagne d'ici 2050, ces spéculations se fondant sur la simple extrapolation de deux tendances : poursuite de l'intensification capitalistique à travers le monde (à savoir une plus forte croissance des actifs financiers que celle de l'économie réelle), et maintien du poids de Londres dans l'activité financière mondiale.

Hypothèses certes réalistes, ces projections inquiètent néanmoins de nombreux observateurs. Le fait d'accueillir un centre financier aussi colossal, en présence de banques nationales d'envergure démesurée, peut en effet se révéler extrêmement coûteux pour le contribuable. C'est ainsi qu'en Islande et en Irlande, les banques ont atteint une taille sans commune mesure avec la capacité de l'État à les soutenir lorsque cela est devenu nécessaire. Le résultat s'est révélé désastreux.

Une hypertrophie financière qui met à mal l'économie réelle

Sans même évoquer les éventuels coûts de sauvetage, certains font valoir que cette hypertrophie financière mettrait à mal l'économie réelle, en siphonnant un certain nombre de talents et de ressources qu'il pourrait être judicieux de déployer ailleurs. Carney affirme au contraire que le reste de l'économie britannique tirerait bien des avantages de la présence d'un centre financier international en son sein. « Notre présence au cœur du système financier mondial, » développe-t-il, « multiplie les opportunités d'investissement de la part des institutions en charge de l'épargne britannique, et renforce la capacité des industries manufacturières et créatives du Royaume-Uni à rivaliser sur le plan international. »

C'est là clairement le postulat sur lequel le marché londonien s'est construit, et le discours qu'ont servi les gouvernements successifs. Cette conception fait cependant l'objet de critiques de plus en plus prononcées.

Andy Haldane, l'un des lieutenants dont Carney a hérité à la Banque d'Angleterre, remet notamment en question la contribution apportée par le secteur financier sur le plan économique, pointant du doigt « sa capacité à la fois à dynamiser et à incapaciter de larges pans de l'économie non financière. » Haldane affirme (dans un discours à l'intitulé sans équivoque, « La contribution du secteur financier : miracle ou mirage ? ») que les chiffres de la contribution du secteur financier au PIB seraient considérablement surestimés.

Un quasi doublement du poids de la finance aux Etats-Unis

Deux publications récentes renforcent encore davantage ce doute. Dans leurs travaux intitulés « La croissance de la finance moderne, » Robin Greenwood et David Scharfstein, de la Harvard Business School, expliquent la manière dont la part de la finance dans le PIB des États-Unis a presque doublé entre 1980 et 2006, soit juste avant l'apparition de la crise financière, passant de 4,9% à 8,3%. Les deux principaux facteurs en appui de cet accroissement auraient ainsi été l'expansion du crédit et la croissance rapide des ressources dédiées à la gestion d'actifs (le tout associé - ce qui n'est pas un hasard - à l'augmentation exponentielle des revenus dans le secteur financier).

La gestion d'actifs, une faible valeur ajoutée, en réalité

Greenwood et Scharfstein nous expliquent qu'ils considèrent cette financiarisation accrue comme une évolution à double tranchant. Bien que cette tendance ait conféré davantage d'opportunités d'épargne pour les ménages, et diversifié les sources de financement pour les entreprises, la valeur ajoutée de l'activité de gestion d'actifs aurait en effet été illusoire. Cette activité aurait principalement consisté en coûteux montages de portefeuilles, tandis que l'accroissement du niveau d'endettement aurait contribué à la fragilité du système financier dans son ensemble, et imposé un lourd tribut social à l'endroit de ménages surexposés puis en situation de défaut.

Une corrélation négative entre croissance du secteur financier et productivité des autres secteurs

Stephen G. Cecchetti et Enisse Kharroubi, de la Banque des règlements internationaux - c'est-à-dire la banque centrales des banques centrales - vont encore plus loin. Ils font valoir que la croissance rapide du secteur financier réduirait la croissance de la productivité dans d'autres secteurs. En se basant sur un échantillon de 20 pays développés, ils établissent en effet une corrélation négative entre la part du secteur financier dans le PIB et la santé de l'économie réelle.

Les arguments fondant cette corrélation sont difficiles à établir de manière définitive, les conclusions des auteurs se révélant par ailleurs discutables. Pour autant, il apparaît clair que les entreprises financières sont en concurrence avec les autres en termes de ressources, notamment s'agissant de main d'œuvre qualifiée. Docteurs en physique ou en ingénierie peuvent ainsi préférer élaborer de complexes modèles mathématiques autour des mouvements du marché pour le compte des banques d'investissement et autres fonds de couverture, où l'on a tendance à les considérer comme de petits génies, plutôt que d'utiliser ce « génie » pour concevoir de véritables avancées technologiques.

Les entreprises, hors finance, peinent à recruter les plus brillants diplômés

Cecchetti et Kharroubi font valoir les preuves d'une tendance selon laquelle ce serait bien les entreprises les plus fondées sur la recherche qui souffriraient le plus en période d'essor de la finance. Ces sociétés éprouvent en effet davantage de difficultés à recruter de jeunes diplômés qualifiés lorsque les cabinets financiers sont disposés à leur verser de plus généreux salaires. Et il ne s'agit pas seulement d'évoquer les fameux analystes quantitatifs, surnommés « quants. »

À la veille de la crise financière de 2008, plus d'un tiers des diplômés MBA d'Harvard, ainsi que des diplômés de la London School of Economics, décrochaient un premier emploi dans la finance (et bien que certains cyniques remercient le ciel que les titulaires de MBA et autres économistes se tiennent à l'écart des entreprises du monde réel, je doute qu'il faille pleinement s'en réjouir).

Croissance du crédit égale boom de la construction

Les auteurs mettent en évidence un autre effet surprenant de cette tendance. Les périodes de croissance rapide du crédit seraient ainsi souvent associées à un boom de la construction, compte tenu notamment d'une relative facilité à faire valoir les actifs immobiliers en tant que garantie des prêts. Malheureusement, le taux de croissance de la productivité dans la construction demeurerait faible, et la valeur de nombreux projets alimentés par le crédit finirait par atteindre un niveau minime voire négatif.

Ainsi, les Britanniques doivent-ils entrevoir avec enthousiasme l'avenir que leur dépeint Carney ? Les aspirants traders en produits dérivés en tireront sans doute encore davantage de sérénité quant à leurs perspectives de carrière. D'autres acteurs de l'économie, axés sur la fourniture de services en faveur du secteur financier - tels que concessionnaires Porsche et autres strip clubs - pourront eux-aussi être rassurés.

Que restera-t-il aux autres secteurs de l'économie britannique?

Pour autant, si la finance continue de manière disproportionnée d'accaparer la majeure partie des talents, il pourrait bien d'ici 2050 ne rester que peu de choses du secteur manufacturier britannique, et encore moins d'entreprises de haute technologie qu'il n'en existe aujourd'hui. Quiconque se préoccupe des déséquilibres économiques, et s'interroge sur le poids excessif d'un secteur financier volatile, ne peut qu'espérer que cet aspect de la « forward guidance » fournie par la Banque d'Angleterre se révélera aussi erroné que l'ont été ses prévisions en matière de chômage.

Traduit de l'anglais par Martin Morel

*Howard Davies, ancien président de l'Autorité britannique des services financiers, sous-gouverneur de la Banque d'Angleterre, et directeur de la London School of Economics, est professeur à Sciences Po Paris.

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