Quand la frugalité n'est pas une vertu

Par Michel Santi*  |   |  790  mots
Paradoxalement, le seul moyen de sortir de l'endettement est que les ménages et les Etats peu endettés accélèrent leurs dépenses. Par Michel Santi

La dette est-elle induite par les inégalités ? Les déficits sont-ils imputables aux plus fortunés qui, non contents de s'attribuer une part toujours plus importante des richesses et des revenus, ne se donnent pas la peine d'en restituer une partie sous forme de dépenses ? Autre hypothèse : la dette excessive a-t-elle été stimulée par la dérégulation financière intensive qui a précipité les créanciers et les débiteurs dans des comportements à risques à la faveur d'une explosion d'un levier dont les dangers ont été systématiquement minimisés ? En somme, comment comprendre l'escalade des endettements ayant précédé - et provoqué - les crises historiques des années 2007 et 2008 ?

Selon Stiglitz, les ménages empruntent pour compenser l'affaissement de leurs revenus

La première interprétation, défendue par des économistes comme Joseph Stiglitz, constate que, pour compenser l'affaissement de leurs revenus et pour amoindrir les inégalités, les ménages ont été forcés de contracter des emprunts. La seconde explication est un classique remontant à Hayman Minsky qui mettait en garde les États (dans le cadre de la Grande Dépression), responsables de réglementations laxistes en même temps que le système financier ayant une propension naturelle au risque inconsidéré. En réalité, ces deux analyses ne sont que deux chemins aboutissant à une seule et unique impasse : un peu comme les deux faces d'une même pièce, ou les deux versions d'une histoire qui aurait la même fin.

Car il s'agit là de deux facettes, certes différentes mais interdépendantes, d'un même système économique. Il va de soi que les dettes des ménages et, d'une manière générale, du secteur privé se sont progressivement aggravées pendant les années 1990 et 2000. Du reste, c'est bien les réductions drastiques de leurs dépenses, de la consommation et la chute des investissements d'une manière générale - dès 2007 - qui sont responsables de la chute de la croissance et de l'escalade du chômage. C'est donc ce « deleveraging » - le « sevrage » des dettes - qui a ralenti notablement les économies occidentales à la faveur de l'implosion des crises successives.

Une contamination mutuelle entre finance et endettement privé

Pour autant, les épisodes dramatiques comme les paniques financières successives sont eux-mêmes issus en droite ligne d'un usage extrême du levier. Chacune des mesures d'assouplissement et de dérégulation fut immédiatement exploitée avec ruse et finesse par la finance et par son ingénierie afin de maximiser ses profits, avec un effet collatéral qui était de tenter de propager le risque systémique jusqu'à l'infini. Sachant que l'ascension scandaleuse des revenus, des profits et des bonus des financiers devait à son tour participer de ce creusement, potentiellement dévastateur, des inégalités.

Comme on le constate, ces deux secteurs (privés surendettés et finance orgiaque) n'ont donc pas évolué dans des univers parallèles, mais se sont mutuellement contaminés, voire engraissés. Le secteur financier ayant toutefois une incontestable responsabilité morale pour avoir expérimenté des produits et des instruments toujours plus sophistiqués, et pour avoir cru (ou feint de croire) qu'il serait possible de transmettre le risque toujours plus loin, ou à tout le moins de n'en assumer qu'une partie (grâce aux fameuses titrisations). Responsabilité plus que morale puisque cette hyper complexité devait précisément autoriser l'inflation hyperbolique de ses revenus.

A court terme, la frugalité n'est plus une vertu

Quoi qu'il en soit, ces deux narratifs devraient aboutir aujourd'hui à un diagnostic commun selon lequel si les ménages, le secteur privé et les États chargés de dettes ne peuvent plus dépenser ni emprunter davantage, il est impératif que ceux des ménages et que celles des nations qui sont aujourd'hui excédentaires réduisent leurs surplus afin de relancer la croissance globale. Les cigales d'hier doivent céder la place aux gouvernements encore capables d'emprunter afin d'enfler leurs déficits, sachant que les épargnants devraient par ailleurs être persuadés de dépenser leur bas de laine du fait d'un loyer de l'argent infinitésimal.

À court terme, la frugalité n'est donc plus une vertu. Quant aux dettes, elles seront remboursées à la faveur du retour de la croissance, sachant que, dans tous les cas de figure, le secteur financier doit être maintenu sous un contrôle strict qui le dissuadera d'infliger une nouvelle crise à l'économie réelle.

 

Michel Santi est un macro économiste et un spécialiste des marchés financiers. Il est l'auteur de :  "Splendeurs et misères du libéralisme", "Capitalism without conscience" et "L'Europe, chronique d'un fiasco politique et économique"