Comment l’idée d’une ville durable s’est enlisée

Un « démonstrateur » d’une cité innovante, à Marne-la-Vallée, pour convaincre les clients étrangers : ce projet est devenu en moins d’un an un objet de crispations et témoigne de la grande difficulté française à lancer des réalisations réunissant public et privé.
Entre les lignes des RER A et E, la cité Descartes accueillera un quartier durable. / DR

Cela aurait dû être une histoire simple. Un dossier de rêve dans lequel privé et public auraient été en osmose ; aucun coup à prendre, seulement des marrons à tirer du feu. Le genre de projet qui se cajole et se peaufine.

Eh bien, non. En moins d'un an, tout s'est embourbé, les acteurs se sont crispés et nul ne sait aujourd'hui si le fameux « démonstrateur de la ville durable » verra le jour… L'idée était de créer une mini-ville ou, au moins, un regroupement de grands quartiers où les technologies françaises les plus pointues en matière de développement durable auraient pu s'appliquer en réel.

Un gigantesque showroom pour séduire Chinois, Brésiliens, Russes ou Africains, vitrine du savoir-faire français. Avec côté privé, que du beau linge : les présidents d'Alstom, Bouygues, Dassault Système, EDF, Egis, Eiffage, GDF Suez, Lafarge, Orange, RATP, Renault, Saint-Gobain, Schneider, Thales, SNCF, Veolia (et le pôle de compétitivité Advancity), qui cosignaient le 19 avril 2013 une lettre à l'intention de Jean-Marc Ayrault, avec une série de propositions de l'Association française des entreprises privées (Afep) sur la mise en place de démonstrateurs de développement urbain durable. Le CAC 40 à l'unisson pour faire germer un projet commun, c'était du rarement vu.

Côté public aussi, l'affiche faisait effet : le Premier ministre et une kyrielle de ministres : Nicole Bricq, Cécile Duflot, Laurent Fabius, Arnaud Montebourg, Philippe Martin et Vincent Peillon. Et, cerise sur le gâteau, plusieurs collectivités étaient d'accord pour accueillir ce ou ces démonstrateurs. Tout le monde s'apprêtait à vivre un rêve.

Montrer du concret aux investisseurs

Le projet n'était pas nouveau. Il avait germé deux ou trois ans auparavant, lorsque certains membres du gouvernement précédent avaient vraiment pris conscience que les Français avaient du mal à travailler ensemble à l'international, contrairement aux Allemands.

Une particularité française qui fait que les industriels en concurrence travaillent en solo à l'étranger et, souvent, passent à côté de marchés qu'ils auraient pu avoir s'ils avaient chassé en meute.

« C'est plus facile pour les Allemands ou les Scandinaves car ils n'ont qu'un leader par secteur. Nous, nous en avons chaque fois plusieurs », commente François- Nicolas Boquet, en charge de ces questions à l'Afep. Mais surtout, « pour être bon sur les marchés étrangers, continue-t-il, il faut montrer ce que l'on sait faire chez soi. Les Asiatiques sont impressionnés par les démonstrateurs allemands sur la ville durable à Fribourg et Hambourg. Les Suédois avec Symbiocity ont aussi pris un peu d'avance. Nous, nous n'avons pas grand-chose à montrer, hormis quelques éco-quartiers. Et comme chacun en France veut être l'assemblier de l'autre, plutôt que le partenaire, on prend du retard ».

C'est Brice Lalonde, alors ambassadeur du gouvernement français sur le réchauffement climatique, qui après la conférence de Poznan en 2008, avait lancé les réflexions sur le travail en commun des entreprises françaises. L'idée ? Montrer leur capacité à interconnecter leurs technologies pour convaincre les décideurs des pays émergents de construire durable… et français.

L'Afep s'était mise au travail mais avec difficulté, la motivation en haut de l'État étant minimale. Le ministre de l'Écologie d'alors, Jean-Louis Borloo, organisait une ou deux grandmesses sans grand intérêt. Nathalie Kosciusko-Morizet, qui lui succéda, ne se passionnait guère non plus. Le temps passait, les politiques ne se montrant pas franchement convaincus. Le déblocage est intervenu en 2012. À Bercy d'abord, où Nicole Bricq et Arnaud Montebourgapparaissent alors les plus allants.

Le gouvernement part à la chasse aux collectivités susceptibles d'accueillir un démonstrateur. Peu importe la configuration : ville nouvelle à construire, quartier à rénover, voire un mix des deux. Le projet ne peut tenir - chacun en est persuadé - que s'il s'inscrit dans la « vraie vie ». Comme l'idéal serait de choisir un quartier du Grand Paris, on consulte la Société du Grand Paris, on pense même aux quartiers autour des nouvelles gares du Grand Paris Express. Un candidat naturel émerge alors : Marne-la- Vallée, l'EPA Marne plus précisément, où s'est installé le pôle de compétitivité sur la ville durable Advancity. D'autant plus que l'État y concocte déjà un contrat de développement territorial (CDT) sur la transition énergétique et, qu'à Bercy, on estime qu'Advancity constitue la structure la plus légitime sur le sujet.

Lyon prend de l'avance avec Confluence

Et puis, l'enlisement commence. Lentement mais irrévocablement. À l'été 2013, alors que le privé reste motivé, le gouvernement tergiverse, hésite, fait traîner. En fait, il y a trop de monde autour de la table interministérielle et pas un seul décideur ! Matignon n'ayant pas d'avis tranché, chacun pousse ses pions.

Pour Cécile Duflot, la priorité reste la création d'un Institut de la ville durable. Elle cherche le soutien de l'Élysée, freine sur le démonstrateur et sur le choix du délégué interministériel pour cornaquer la chose. Un rapport du Conseil général de l'environnement et du développement durable, en date de septembre 2013, dans lequel le démonstrateur n'est plus qu'une pièce comme une autre de l'Institut cher au ministre du Logement (mais qui reste à créer), vient à point la conforter. Nicole Bricq, elle, veut aller vite et ronge son frein. Fin 2012, elle s'énerve déjà en découvrant que Toshiba crée à Lyon, dans le nouveau quartier de Confluence, avec le maire Gérard Collomb, un démonstrateur « Smart Community » sur l'efficience énergétique. Le premier en Europe. Mais si Bouygues et Veolia sont de la partie, le maître d'oeuvre est japonais !

En mai 2013, la ministre du Commerce extérieur accélère et nomme une « chargée d'affaires » pour promouvoir le savoir-faire français à l'export sur le « mieux vivre en ville » et lance dans la foulée la marque Vivapolis pour exporter la ville durable française. Et puis à l'automne 2013, elle laisse tomber l'inutile réunion interministérielle :

« Je ne suis jamais arrivée à comprendre pourquoi tout était si compliqué et sur quoi cela bloquait, confie-t-elle. Mais, comme j'y crois, j'ai lancé un appel d'offres pour la création d'un démonstrateur virtuel avec lequel je vais faire le tour du monde en 2014 pour promouvoir le savoirfaire français en matière de ville durable. »

Bien entendu, quelquesunes des entreprises signataires du texte de l'Afep sont immédiatement candidates à l'appel d'offres de la ministre. Mais comme le glisse un patron du CAC 40, « l'initiative est intéressante, elle rajoute aussi de la confusion à l'incertitude ».

Une complexité juridique sclérosante

Du coup, les rangs du privé se relâchent un peu : faire tenir ensemble le ban et l'arrière-ban du CAC 40 est déjà difficile. Le faire alors qu'il n'y a pas d'interlocuteur unique et que certains d'entre eux se retrouvent en concurrence sur le démonstrateur virtuel relève de la très haute diplomatie.

« En six mois,explique André Durbec, le viceprésident d'Advancity, on est passé de la nomination imminente d'un délégué interministériel pour gérer tout cela au blocage du dossier. »

Il est vrai que la complexité juridique du projet y est pour beaucoup. Arnaud Montebourg, en pointe pourtant sur le sujet, butte toujours sur le Code des marchés publics :

« L'un de nos soucis concerne l'investissement du privé, commente Gilles Rabin, le conseiller en charge du dossier.

Comment faire pour que les entreprises qui travaillent et investissent dans les technologies de ce démonstrateur ne soient pas pénalisées ensuite et perdent des appels d'offres lorsqu'il s'agira de les développer sur de nouveaux marchés. Il y a aussi beaucoup de soucis juridiques sur la propriété et la circulation des données dans ces démonstrateurs.

Je sais que l'interministériel, c'est long. Nous comprenons qu'il faille aller vite et que les entreprises soient pressées. Mais nous n'avons pas le droit de nous tromper. Il faut que nous ayons des collectivités motivées, avec des cahiers des charges précis et des démonstrateurs sur des fonctions claires et précises. »

L'élysée décide… sans décider

En moins d'un an, la méfiance s'est installée. Dans tous les camps. Le meilleur exemple : des entreprises du CAC 40 qui, dans leur coin, travaillent sur des fonctionnements possibles de démonstrateurs et qui gardent dorénavant leurs fiches pour elles. Quelles raisons auraient-elles d'échanger avec leurs concurrents alors que rien ne se fait ?

Quelles raisons auraient-elles de faire une fleur au gouvernement, de donner par exemple des idées à Bercy sur le Code des marchés publics, alors que personne ne leur a même proposé l'aide d'un délégué interministériel pour avancer, et qu'elles sont ballottées d'un ministère à l'autre ? Quelles raisons auraient-elles de se motiver pour faire vivre Vivapolis : les industriels français ont toujours eu une grande propension à se marcher sur les pieds dès qu'il s'agit d'aller conquérir un marché extérieur et, pour l'instant, la marque ombrelle lancée par Nicole Bricq sert plutôt aux PME qu'aux entreprises du CAC. Advancity, quant à lui, avance un peu seul et démarre un projet de recherches avec l'EPA Marne, l'Agence nationale de la recherche, la Commission européenne et la Caisse des Dépôts. Matignon, lui, s'agace un peu de la lenteur de certains membres du gouvernement à rendre leur copie et des querelles de bocage entre eux.

Du coup, l'Élysée a mis son nez dans le dossier, convoqué quelques ministères concernés, et décidé une mission de préfiguration de quatre mois confiée à un diplômé de Polytechnique et des Ponts, membre du Conseil d'État. Le missionnaire, c'est Roland Peylet, qui n'est pas très loin de la retraite… et qui ne sera sans doute pas le délégué interministériel en charge du projet démonstrateur. Tout cela va encore prendre du temps et comme le dit, en souriant, un haut fonctionnaire de Bercy : « On en a peut-être pour le quinquennat. »

 

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