Nouveau malaise dans la civilisation

La psychanalyse peut-elle contribuer à l'analyse économique? C'est le pari de "Capitalisme, Finance, Démocratie" , qui vient de paraître. Un pari difficile. Par Pierre-Yves Cossé, ancien commissaire au Plan
Pierre Yves Cossé, ancien commissaire général au Plan

Dans « Capitalisme, Finance, Démocratie »*, Vivien Lévy-Garboua et Gérard Maarek ont accumulé les difficultés.

La première tient à la construction du livre. Une série d'articles publiés depuis 2009 viennent dans une seconde partie à l'appui d'une construction intellectuelle ambitieuse. Le lecteur est tenu de s'intéresser en même temps à la pertinence de réflexions datées et à l'illustration d'une théorie, au détriment de la cohérence de l'ensemble. Les articles ont été écrits dans des contextes différents et sont plus ou moins actuels. Le chapitre « Réparer après la crise » écrit dès novembre 2009 dénote une grande précocité d'analyse de la part d'auteurs, à la fois théoriciens de l'économie et praticiens de la finance ; l'essentiel est dit sur la régulation des marchés et celle des banques ainsi que sur l'appréciation des risques et les changements de comportements.

L'opposition entre « vrais et faux marchés » aurait parfaitement sa place dans un manuel de macroéconomie tel que celui écrit par ces deux professeurs. En revanche, le chapitre remontant à 2010 et 2012 « l'année de l'euro » a vieilli et perdu de son intérêt. Il en va de même, dans une moindre mesure, sur les développements relatifs aux « suites de la crise du subprime »

La psychanalyse à l'aide de l'analyse économique

La seconde tient à la construction intellectuelle. Quoique férus de la modélisation mathématique-présente dans les annexes du livre- ces deux polytechniciens considèrent que l'économie n'est pas une « science dure » et qu'elle doit être « complétée » en faisant appel à d'autres sciences sociales, ici la psychanalyse. Ils ont raison d'élargir l'approche traditionnelle fondée sur un « homo economicus » parfaitement rationnel. Ils ne sont pas à leur coup d'essai puisqu'ils ont publié en 2008 « Macropsychanalyse, l'économie de l'inconscient » (2008).  Les concepts freudiens sont rebaptisés pour être appliqués à l'analyse du capitalisme et de la démocratie. Le « ça » devient le «  Producteur, le «  surmoi » « le Prêtre », « le moi » « le Prince » et le « Principe de Réalité » « le Professeur ». Ces correspondances sont inégalement convaincantes. Le ça/producteur d'où émanent les pulsions de haine et d'amour ? Sommes -nous dans la métaphore ou le dévoilement du réel?

 Une économie psychique

Une « économie psychique » est décrite avec une rigueur quasi-scientifique, dans laquelle « névrose, culpabilité, refoulement, déni du réel, syndrome dépressif » tiennent une grande place. Elle rend compte d'une forme de « chaos » qui s'est installée dans le fonctionnement du capitalisme et de la démocratie.

Les individus ont réduit leur surmoi au silence, les « chaînes du dirigisme » sont tombées, les régulations se sont effacées, l'instabilité s'est accrue. Dans la crise, la communauté financière et le public passent par des « états psychiques » successifs : l'épisode maniaque et la phase dépressive. On fait pénitence et on recherche des coupables. Puis, vient la phase de normalisation au cours de laquelle doutes et espoirs alternent jusqu'au rétablissement de la confiance.

Quand la volonté de jouissance des populations bute sur le Principe de réalité

« La volonté de jouissance des populations a buté contre le mur du Principe de réalité » Il en résulte un « malaise » des individus : déni du réel, paranoïa, déprime. La référence au « Malaise dans la civilisation » de Freud est explicite.

De leur côté, les démocraties occidentales seraient fragilisées par l'émergence de la nouvelle économie psychique : structure fragmentée et hétérogène du moi, perte de contrôle du moi sur le ça, affaiblissement et retrait du surmoi, confrontation d'un ça assoiffé de plaisir et d'un monde réel contraint par la rareté.

Deux scénarios guère réjouissants

Les scénarios présentés sur la base des tendances observées ne sont pas réjouissants. Dans le premier, les entités ont perdu de leur substance. Les pays européens désindustrialisés (et l'Allemagne ?) luttent pour rester pourvoyeurs de service. Le rôle historique des Européens s'achève. Les Etats- Unis dérivent vers le continent asiatique. Le clivage entre élites mondialisées et populations marginalisées s'accentue. L'Etat dispensateur de subsides aux travailleurs pauvres veille à contenir la violence.

Dans le second scénario, hautement aléatoire, le psychisme collectif évolue sous l'effet des contraintes. Une « réorganisation psychique » autorisant des identifications multiples, plus satisfaisantes que l'adhésion unidimensionnelle à un Etat permettent l'émergence d'une forme de gouvernement mondial. Cette même « réorganisation » conduit les individus à intérioriser des valeurs de modération et de frugalité et permet de maîtriser la contrainte écologique, que les mécanismes de marché sont incapables de gérer. Il s'agit plus d'une « nouvelle morale » que d'un « nouveau psychisme »…

 Un lien problématique entre économie et psychanalyse

Ces correspondances avec une psychanalyse, au statut incertain, sont suggestives mais elles posent trois problèmes, au moins. D'abord, quelle psychanalyse ? L'individu actuel n'est pas le bourgeois viennois du début du XXe siècle. Le père castrateur s'est évanoui, le surmoi a perdu de sa vigilance, le contenu du refoulement et des névroses n'est plus le même. Les auteurs le savent et l'écrivent, ce qui les conduit à moderniser Freud et à le compléter. Ainsi, pour explorer le phénomène démocratique, il est fait référence à Emmanuel Todd et aux liens qu'il établit entre le type de famille et le fait démocratique.

La partie la moins convaincante de l'oeuvre de Freud

De même qu'il existe une macro et microéconomie, l'on distingue la macro et la micro psychanalyse. Or la première, qui traite de l'origine du malaise dans la civilisation, est la partie la moins convaincante de l'œuvre de Freud. Les fils révoltés qui tuent le père archaïque omnipotent dans la horde primitive n'ont aucun fondement scientifique. Or dans « le nouveau malaise » il est fait abondamment référence à la macropsychanalyse.

Enfin l'apparition de correspondances n'est pas nécessairement éclairante. Des tableaux faisant apparaître des corrélations n'indiquent pas le facteur causal. Est-ce le nouveau psychisme qui est à l'origine du malaise du capitalisme et de la démocratie ou des changements structurels se répercutant sur les institutions qui expliquent les modifications du psychisme ? Les auteurs sont conscients que les deux interprétations sont possibles. Et si on hésite sur la cause, quelle cure choisir ? Où est le thérapeute ?

 Elargir la connaissance du capitalisme et de la démocratie en combinant les disciplines et les approches, micro et macro, est un travail à la fois hasardeux et fécond. Dans une société en crise et en rupture avec son passé, la psychanalyse peut permette de mieux comprendre les fractures et les situations de crise et éclairer, au moins, sur les fausses solutions et les impasses. Puissent nos deux polytechniciens poursuivre sur leur voie originale combinant leur culture scientifique et celle de la banque et des marchés.

 

*Capitalisme, finance et démocratie, par Vivien Lévy Garboua et Gérard Maarek, éditions Economica, 23 euros

 

Pierre-Yves Cossé, Mars 2014

 

 

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Commentaires 19
à écrit le 07/04/2014 à 19:57
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On est là à débattre à un très haut niveau. Et pendant ce temps là, rien ne se fait, et l'économie, et la société, française s'enfonce peu à peu dans la mouscaille. Les intellectuels aux champs, comme chez Mao !

à écrit le 05/04/2014 à 19:00
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Bizarre tous ces commentaires La macro psychanalyse et les questions de civilisation semble des questions légitimes. Même si discréditées depuis 1945 les faits restent têtus et l absence de recherche structurée permet d affirmer que les écrits sur l...

le 08/04/2014 à 19:52
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Vous avez là une réaction normale...le signe de la bêtise est de refuser et ostraciser ce qui n'est pas elle. Pas mal , les exemples , non ?

à écrit le 28/03/2014 à 19:25
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spycanalisse l economie c est que du baratin ; car il n y a rien de plus instable que l economie?QUI DEPEND DE BEAUCOUP DE PARAMETRES EX LES MATIERES PREMIERES ???

le 08/04/2014 à 19:53
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la connerie aussi , c'est du baratin.

à écrit le 28/03/2014 à 15:42
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Super génial cet article ! Merci à ces deux brillants polytechniciens qui me démontrent que tout est parfaitement analysé et maitrisé. Avec ceci l’avenir de l’hexagone ne peut-être que radieux. Moi qui croyais, bêtement, que la place des polytechni...

le 08/04/2014 à 19:53
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La loose...

à écrit le 28/03/2014 à 12:34
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J'ai des propositions pour leurs prochains ouvrages : - La croissance des géraniums : vers une interprétation macro-économique - La concordance entre les variations de la salinité du lac Baïkal et le cours du CAC 40 - Le score moyen quotidien à ...

à écrit le 28/03/2014 à 10:48
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Déjà que l'économie est une "science" hasardeuse, alors si on la mixe avec de la psychologie, bonjour les résultats!!

à écrit le 28/03/2014 à 10:20
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Oui , c'est un fait. Ces deux axes syntagmatiques se complètent et s'enrichissent. De là , nous avons modélisé et développé le niveau supérieur , ce qui permet de jouer de toutes les variables Paradigmatiques. On peut modéliser , intégrer et même b...

le 28/03/2014 à 10:57
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Les mutants , et les drh aussi.

le 28/03/2014 à 16:54
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Je sais que vous ne nous aimez pas. Mais ce n'est pas notre préoccupation. On nous appelle des Aliens... ;-)

à écrit le 28/03/2014 à 8:55
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Psychalanyse, météorologie, astrologie, numérologie, etc tous ces éléments ne peuvent être utile en plan économique en partant du postulat eronné que l'analyse est capable de prédire l'avenir. L'avenir est par définition non réalisé tandis que l'anal...

le 28/03/2014 à 9:14
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Comme par exemple l économie.

le 28/03/2014 à 16:51
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Comme les promesses de l'UMP et de l'UDI et du PS... Oui , Michel a raison , ces promesses sont IRREALISABLES , on ne peut connaitre l'avenir.

à écrit le 28/03/2014 à 8:41
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Pas besoin d un psy pour comprendre que les tenants de l austérité ont eu une enfance malheureuse.

le 28/03/2014 à 8:58
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Je dirai plutôt que ce sont des enfants gâtés qui non pas cessé de piquer les jouets de leurs camarades pour exister.

le 28/03/2014 à 10:22
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Y'a même des enfants-Monstres qui ne désirent qu'une chose ! Vous tomber sur le paletot !!!

le 08/04/2014 à 19:54
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qui empoisonnent la terre.

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