Le (nouveau) grand jeu des hydrocarbures

Quelle indépendance énergétique pour l'Europe entre crise russo-ukrainienne à l'est et difficultés d'importation de gaz naturel liquéfié américain à l'ouest ?
L'extraction du pétrole de schiste par fracturation hydraulique (interdite en France) a transformé certaines régions américaines en de nouveaux eldorados. / Reuters

Dans son roman Kim, publié en 1901, Rudyard Kipling, évoquant les rivalités entre grandes puissances (principalement la Russie et le Royaume-Uni) pour le contrôle de l'Asie centrale, introduira une expression appelée à faire florès en géopolitique, celle du « Grand Jeu ».

À cet égard, même si la Russie est une nouvelle fois au coeur de ces tensions conflictuelles, force est de reconnaître qu'au XXIe siècle, plus que la question de la puissance politique ou celle des capacités militaires, c'est bien la maîtrise des hydrocarbures qui circonscrira les ambitions des uns et l'influence des autres.

La maîtrise des hydrocarbures Russie - Europe

Si maints observateurs ont noté comme une évidence la question des hydrocarbures dans cette crise - au premier chef les pressions exercées par la Russie sur l'approvisionnement en gaz de l'Ukraine -, rares sont ceux qui ont explicité à l'opinion publique, française en particulier, les nécessaires reconfigurations de notre diplomatie et alliances engendrées par ce renouveau de tension sur la frontière est de l'Europe.

Les chiffres attestent de la symbiose existant entre le complexe énergétique russe et l'industrie européenne, en particulier allemande. Moscou fournit un tiers du pétrole consommé en Europe (soit 4,5 millions de barils par an) et 27 % de son gaz (soit 133 milliards de mètres cubes par an).

L'Allemagne en absorbe un tiers, certains États baltes ou la Finlande sont dépendants à quasiment 100% de leurs besoins. Une grande partie - 85 milliards de mètres cubes - arrive via l'Ukraine, le reste par les gazoducs Nord Stream, Yamal et Blue Stream, qui contournent tous l'Ukraine.

L'embargo, l'arme de dissuasion massive... sur la Russie

Cette relation est bien sûr chirographaire et Moscou aurait du mal à faire abstraction de son principal client : réorienter les flux de livraison vers l'Asie et la Chine par exemple demanderait des années de construction de nouveaux pipelines.

On estime que, en cas d'embargo européen sur les hydrocarbures russes, Moscou ne pourrait que réorienter la moitié des ressources actuellement vendues à l'Europe et verrait son PIB amputé de 3,7%.

Acteur prépondérant du marché des hydrocarbures, la Russie n'est cependant pas assez prolifique pour changer la donne en matière d'approvisionnement, et son économie de rente serait laminée si son brut ne trouvait plus preneur, en particulier si les courtiers en produits pétroliers (Vitoil, Trafigura, Mercuria) se voyaient directement visés par Washington pour leurs liens avec la Russie (Gunvor en ayant déjà fait les frais).

Le retour du gaz de schiste pour s'exclure de l'emprise russe

La France, malgré un mix énergétique bien diversifié au-delà des hydrocarbures (part importante du nucléaire, mais refus pour l'instant d'explorer gaz et pétrole de schiste), continue à importer 14% de son pétrole de Russie (les autres fournisseurs étant la Norvège, l'Arabie saoudite et le Kazakhstan), ainsi que 13% de son gaz (les autres options venant d'Algérie, du Qatar, d'Égypte et des Pays-Bas).

Afin de s'extraire de l'emprise russe sur cette question des hydrocarbures - et de forger ainsi des bases plus saines pour la future diplomatie européenne -, les Européens, qui de facto redoutent encore plus d'être dépendants du Moyen-Orient, n'ont comme solution logique que de se tourner vers le grand frère américain, béni depuis quelques années par un renouveau de sa production d'hydrocarbures par des méthodes dites non conventionnelles : ces nouvelles techniques d'extraction et de fracturation hydrauliques, désormais sévèrement encadrées par un président Obama soucieux des questions environnementales, ont donné une seconde jeunesse aux champs du Dakota du Nord (Bakken), du Texas (Eagle Ford, Permian, Woodbine) ou de Pennsylvanie.

Côté européen, on a ainsi vu Manuel Barroso demander la libéralisation des licences d'exportation de gaz, et François Hollande semble sérieusement étudier la question alors que les récentes crises l'ont rapproché de Washington.

Le couple Valls-Montebourg moins hostile au gaz de schiste

Une autre option de plus long terme serait de relancer l'exploration sur la présence de gaz (et de pétrole) de schiste en Europe même. Alors que les champs polonais semblent moins prolifiques et plus complexes que prévu, demeure la question des véritables ressources dans les Balkans ou en France. Mais faute de tests sérieux, le gouvernement français n'a pas les données scientifiques pour jauger ce potentiel.

Cependant, outre la sortie des Verts du gouvernement, une nouvelle ligne Valls-Montebourg, moins hostile aux pétroliers et consciente des handicaps de notre industrie, qui fonctionne avec des coûts énergétiques élevés, pourrait inaugurer la relance de la recherche en ce domaine : en tout état de cause, une production sérieuse en France ne pourrait avoir lieu avant un horizon de six, sept ans, étant donné le stade préliminaire où les tests furent arrêtés en 2011.

La "solution américaine"

Le pétrole - classique ou de schiste - ne présente pas les mêmes difficultés de transport que le gaz, dont la version liquéfiée (GNL) - la seule véritablement transportable - demanderait de nouvelles infrastructures (terminaux portuaires) aux États-Unis.

Traditionnellement, le complexe énergétique américain n'est pas tourné vers l'exportation. Les exportations d'hydrocarbures n'y sont pas libres et soumises à l'approbation des parlementaires, avec deux exceptions : dérogation expresse du président, pour des raisons de sécurité nationale ; exportation vers un pays ayant conclu un accord de libre-échange avec les États-Unis.

Dans ce contexte de tension avec les Russes, mais aussi avec une part croissante du Moyen-Orient (Iran, Syrie) et potentiellement de l'Afrique du Nord, les Européens souhaiteraient obtenir une dérogation permanente. Or réorienter les flux d'hydrocarbures du marché domestique vers l'Europe sera un travail de longue haleine et demandera des investissements colossaux en pipelines et infrastructures portuaires.

Les Européens devraient eux-mêmes investir ce terrain et se soucier désormais des conditions permettant aux industries pétrolières et gazières américaines d'acheminer leurs excédents vers l'Europe, sachant que les Européens entreront en la matière en concurrence frontale avec les Asiatiques, qui certes possèdent du gaz mais à un prix deux fois plus élevé que les Américains du fait de la dichotomie locale entre la demande et l'offre.

Le meilleur cadre qui s'offre aux Français et aux Européens pour résoudre ce problème de sécurité des approvisionnements en hydrocarbures, c'est celui du partenariat transatlantique pour le commerce et l'investissement (TTIP).

Le TTIP autorisera de facto la réorientation des flux américains vers une zone ayant signé un accord de libre-échange avec les États-Unis : il devrait doper l'économie européenne de 120 milliards d'euros par an. Nul doute que les quelques différends qui demeurent sur les OGM ou le cinéma pèseront peu face aux enjeux du... Grand Jeu.

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Commentaires 12
à écrit le 18/04/2014 à 10:44
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Nous importons 4.5 millions de barils par jour de la Russie et non 4.5 millions de baril par an c'est à dire 365 fois plus.

à écrit le 16/04/2014 à 9:07
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La boucle est bouclée.... Les américains mette le bazar en Ukraine. C'est connu de tous mais mainstream n'en parle pas. Poutine roule des mécaniques, mais personne ne veut négocier avec lui ... au moins avec la Georgie, Sarko s'était bougé !! L'ad...

le 16/04/2014 à 9:44
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C'est pas selon moi, mais selon l'américain Google Search :-)

le 17/04/2014 à 0:02
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Pima vous délirez complètement. Le Geab s'est complètement planté dans ses analyses notamment avant et pendant la crise. Je ne les lis plus c'est perte de temps. Quant à l'Ukraine le bordel comme vous dites n'avait pas besoin d'être soutenu pour veni...

à écrit le 16/04/2014 à 1:12
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En France il suffit de baisser le chauffage de 2 degrés environ et on n'a plus besoin de gaz russe. Alors faire tout un article de propagande pour le gaz de schiste alors que l'on a toutes les énergies renouvelables en plus de l'efficacité énergétiqu...

le 16/04/2014 à 14:34
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Ça fait bien dix ans que je chauffe à 18°C. Au début pour économiser l'électricité (chauffage électrique) puis, ici, le gaz. Un démarcheur d'ENI est passé l'autre jour pour essayer de caser des contrats gaz bloqués trois ans. L'ennui est que je ne co...

à écrit le 15/04/2014 à 23:00
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Renseignement pris, l'article est écrit par Sébastien Laye, investisseur et banquier d'affaires à NY, on comprends mieux les éloges à la fin pour le traité transatlantique pour le commerce et l'investissement !! Il n'y a donc personne de ce coté-ci ...

à écrit le 15/04/2014 à 21:56
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Triste papier qui fait l'éloge du Gaz de Schiste.. On aurait donc "comme solution logique que de se tourner vers" ... les américains et le Gaz de Schiste, ben voyons ! Pas un mot sur une politique d'économie d'énergie ou de mise aux normes des bâtim...

à écrit le 15/04/2014 à 20:43
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Il est temps d'arrêter le chauffage au fioul et au gaz naturel en Europe. Il est temps de remettre le transport des marchandises sur des trains, sur des péniches (il y a 38 000 km de voies navigables en Europe). Quand cela sera fait, l'Europe aur...

à écrit le 15/04/2014 à 20:36
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Mêmes commentaires que mes prédécesseurs. A quand la TRANSITION ENERGETIQUE ? Au fait notre combi solaire dépasse tous les jours 50 degrés et ce depuis plusieurs semaines ! (Nord de la France) Tout ça sans le gaz de Vladimir mais avec le roi soleil...

à écrit le 15/04/2014 à 15:12
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il serait peut être temps de faire la grande migration énergétique ? Comme lors du choc pétrolier des années 70 en France. Mais cette fois vers le renouvelable et la frugalité énergétique des véhicules.

le 15/04/2014 à 16:57
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Et les ENR associées à la production et le stockage d'Hydrogène... Voir MC PHY Energy...

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