Traité transatlantique : le plus gros risque serait de ne pas conclure

Par Vincent Champain  |   |  2217  mots
Vincent Champain, Observatoire du long terme
Le traité transatlantique sera synonyme de croissance des échanges entre l'Europe et les Etats-Unis, et donc de revenu supplémentaire pour les Européens. Un levier considérable pour sortir de la crise. Par Vincent Champain, Tanguy Marziou et l'ensemble des membres du groupe « Mondialisation » de l'Observatoire du Long Terme (http://longterme.org)

 La négociation commerciale actuellement engagée sous le nom de TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) ou TAFTA (Transatlantic Free Trade Area) est un processus complexe. Il porte en effet sur des droits de douanes et des normes techniques qui concernent un grand nombre de secteurs et il va impliquer jusqu'à sa mise en œuvre de nombreuses parties prenantes (négociateurs, parlements, ongs, représentants sectoriels,...). Comme toute négociation, celle-ci comprend des points sur lesquels Français ou Européens peuvent souhaiter des avancées ou des garanties, par exemple le rejet des viandes aux hormones (déjà assuré), ou la prise en compte des sensibilités propres au secteur de l'élevage français… Insister sur l'importance de ces points et mobiliser ses élus (notamment européens puisque le traité sera soumis à leur vote) est tout à fait souhaitable. Mais cette attention portée aux différentes composantes de cet accord ne doit pas, à l'inverse, priver les citoyens européens d'une vision équilibrée sur l'ensemble de cet accord (portant sur les risques, mais aussi les opportunités), ni masquer ce que perdraient entreprises et consommateurs si le projet n'aboutissait pas.

Des enjeux économiques et stratégiques

L'objet de la négociation est double : d'abord, simplifier les échanges (baisse des droits de douane, rapprochement des normes techniques - par exemple, la longueur du câble requise pour vendre un frigo est différente en Europe et aux Etats-Unis), ensuite, accélérer les investissements (en abaissant le coût des transferts de fonds, ou en simplifiant les investissements européens aux Etats-Unis, et vice-versa). Les premiers bénéficiaires de cet accord seront les PME qui sont actuellement freinées dans leur développement à l'export, faute de moyens pour réaliser les procédures de mise sur le marché simultanément en Europe et aux Etats-Unis.

Tirer vers le haut de gamme le commerce mondial

Les plus grandes entreprises gagneront également (leurs échanges entre filières sont pénalisés par des droits de douane qui font doublon), mais étant par définition déjà fortement implantées sur chaque continent, elles sont déjà fortement impliquées dans le commerce transatlantique. Un tel accord donnera également à l'Europe un avantage dans la « guerre des normes ». En effet, il permettra de définir des standards communs à 800 millions de consommateurs (300 aux Etats-Unis, 500 en Europe), et ainsi de « tirer vers le haut » le commerce mondial en poussant les produits « haut de gamme », les seuls sur lesquels les européens peuvent la plupart du temps être compétitifs. Cette stratégie industrielle « de montée en gamme » est clef pour l'Europe, car elle a tout à gagner à ce que le commerce mondial se développe autour de produits « haut de gamme » qui limitent la concurrence avec des pays à bas coûts.

100 milliards de dollars de bénéfices économiques pour l'Europe

Dans un tel accord, les bénéfices économiques sont estimés à environ 100 milliards de dollars pour l'Europe, soit 300 à 500 euros annuels par famille [1]. Les entreprises qui auront de nouveaux marchés à l'export pourront recruter plus et distribuer des revenus supplémentaires. Les consommateurs achèteront à meilleur prix des produits actuellement moins chers aux Etats-Unis : en effet, une fois les marchés unifiés par des normes communes, il deviendra très difficile de pratiquer des écarts de prix aussi élevés que ceux que chacun peut constater en se rendant aux Etats-Unis et en comparant le prix des jeans ou de l'électronique. Chacun a en tête les bénéfices liés à l'harmonisation des chargeurs de téléphones portables, et l'intérêt de ne plus avoir des dizaines de chargeurs différents : l'harmonisation des normes, c'est aussi cela !

Ajoutons que l'export représente le principal levier de croissance à moyen terme, le secteur public réduisant ses dépenses et les consommateurs français ayant les perspectives d'évolution de leur consommation les plus basses depuis 40 ans. Or la croissance américaine sera durablement supérieure pour des raisons notamment démographiques: mécaniquement, leur demande soutiendra l'activité en Europe plus que l'inverse.

Négocier sans naïveté, mais sans paranoïa

Le traité n'existe pas encore, il fait actuellement l'objet de négociations qui se poursuivront encore deux ou trois ans. La négociation est menée côté européen, par une équipe de négociateurs de la Commission européenne, sur la base d'un mandat [2] validé par les États membres. Son objectif est d'obtenir le meilleur accord possible autant du point de vue économique (croissance, emplois et protection des secteurs sensibles) que du point de vue politique (l'accord fera l'objet d'un vote de la part du Conseil, du Parlement Européen et de Parlements nationaux, le texte qui leur sera fourni devra donc être politiquement suffisamment bon pour être voté).

Quel est le rapport de force?

De par l'existence de cette longue phase de négociation, le contenu de ces négociation pose beaucoup de questions :

Quel est le rapport de force ? L'Union Européenne pèse 16.400 milliards de dollars de PIB et possède 500 millions de consommateurs, contre 15.700 milliards de PIB et 300 millions de consommateurs pour les Etats-Unis. Par ailleurs, la balance commerciale entre ces deux zones est excédentaire de 125 milliards de dollars en faveur de l'Europe. Enfin, s'il est vrai que l'Union comporte 28 États, les Etats-Unis comportent également 50 États dont les attentes sont au moins aussi variées que celles des États européens (high-tech pour certains, agricoles pour d'autres).

Au poker, on n'annonce pas ses coups et l'ensemble de ses cartes

Ces discussions sont-elles secrètes ? Tout texte (même un simple projet de directive) soumis au parlement contient une phase de consultation (où les avis sont recueillis), suivi d'un travail administratif (qui fait l'objet de peu de communication, quel que soit le texte) puis d'un vote (qui est public, et lors duquel chacun peut saisir son représentant). Dans le cadre du TTIP, la négociation avec les Etats-Unis constitue l'essentiel du travail administratif. Par ailleurs, il s'agit d'une négociation, ce qui impose un minimum de secret - même si l'on joue au poker en équipe, annoncer à la cantonade à l'avance des coups et l'ensemble de ses cartes n'aidera pas à faire la meilleure partie possible.

Quelles sont les garanties démocratiques du processus de négociation ? Cette négociation a fait l'objet d'un mandat (amendé puis validé par les Etats membres, disponible sur internet[ 3]) et d'auditions nationales et européennes (celle qui a eu lieu en janvier à Bruxelles a réuni 200 participants dont 40 ONG). L'accord ne sera applicable qu'avec l'accord des 28 gouvernements et un débat, suivi d'un vote en session plénière du parlement européen. Les Parlements nationaux auront également l'opportunité de se saisir du texte dans le cadre de la procédure de ratification. Les associations, notamment celles représentant les consommateurs, ont exprimé certaines inquiétudes ; le processus, à leur demande, a été adapté pour leur donner une plus grande part - ce qui est une excellente chose. Ainsi, la Commission européenne a notamment créé un Groupe Consultatif composé de 14 experts, dont plus d'un tiers sont issus de la société civile et des syndicats.

 Processus de discussion et de mise en place du TTIP

L'accord offre-t-il aux multinationales la possibilité de poursuivre arbitrairement les États ? Ce qui est en cause sur ce point, ce sont les projets de clause de protection des investisseurs. Pour attirer les investissements, donc les emplois, il est préférable de garantir les investisseurs contre les risques d'expropriation ou de traitement discriminatoire. Les modalités de cette protection sont un point qui fait débat, certains y voyant le risque que les Etats perdent leur souveraineté en étant soumis à des cours arbitrales par des entreprises étrangères.

Ce scenario semble peu réaliste : l'Allemagne a déjà exprimé qu'elle exercerait son véto si ces modalités ouvraient « la possibilité que des réglementations destinées à la protection de l'intérêt public (...) soient annulées ou contournées [4]», et la France a tenu une position similaire. Notons par ailleurs que des dispositifs de protection des investisseurs sont déjà en application dans les 1400 accords conclus par les Etats membres, ce qui n'a pas empêché les gouvernements de légiférer librement. Il s'agit donc d'un point qui mérite évidemment l'attention, mais qui ne justifierait pas d'abandonner les négociations, compte tenu des positions fermes tenues par l'Allemagne ou la France. La Commission Européenne a d'ailleurs pris en compte les inquiétudes des européens, en ouvrant le mois dernier une consultation publique à ce sujet.

 

Respecter les préférences des consommateurs

L'accord présente-t-il des risques pour la santé publique ? Relativisons d'abord les enjeux : aucun des nombreux européens qui se rendent aux États-Unis pour leurs vacances ou leur travail ne considérera que c'est une zone dangereuse. Personne ne s'est senti en danger dans un restaurant en Amérique. En revanche, frustré devant le faible choix de fromages ou de vins, sans doute ! Et c'est justement pour cela que le projet de partenariat transatlantique se fixe pour objet de respecter les « préférences » des consommateurs. Ainsi, les négociateurs prennent en compte le fait que les européens ne souhaitent pas de bœuf aux hormones, et que les américains de leur côté ne souhaitent pas forcément de foie gras issu d'une pratique de gavage intensive. La Commission a ainsi clairement expliqué qu'elle ne modifierait pas sa législation relative aux OGM dans le cadre de cette négociation. Là encore, il faut attendre le résultat des négociations pour se prononcer. Si le débat démocratique doit permettre de pointer les zones de risques - en revanche celles-ci ne doivent pas être exagérées non plus.

Ce n'est pas la distance entre production et consommation qui compte, mais l'empreinte Co2

La logique de l'accord ne va-t-elle pas à l'encontre des objectifs de développement durable ? Certains s'inquiètent en effet de voir les circuits courts menacés au bénéfice d'importations de denrées transatlantiques. Cette question est en fait plus complexe qu'il n'y parait : pour le climat, il vaut mieux par exemple consommer des tomates venues par bateau du Maroc mais cultivée au soleil, que des tomates sous serres chauffées acheminées par brouette. Ce n'est donc pas tant l'écart entre le lieu de consommation et de production qui compte, mais l'empreinte CO2. Sous cet angle, le bon combat est celui pour un prix du CO2 plus élevé en Europe et dans le reste du monde, et c'est l'objet du sommet mondial sur le climat de Paris en 2015. Notons par ailleurs que l'Europe et les Etats-Unis pourront avec le TTIP échanger davantage de produits et technologies qui contribueront à améliorer l'efficacité énergétique.

 Le plus gros risque : passer à côté d'un accord

S'agit-il au final d'une solution à tous de nos problèmes économiques ? Évidemment non. A l'inverse, ce serait un mauvais calcul de minimiser les gains de l'accord -ils sont d'une centaine de milliards de revenus supplémentaires par an. On peut relativiser ces gains (0,3 à 0,5 % du revenu européen), mais 300 à 500 euros de pouvoir d'achat annuel supplémentaire par famille ne sont pas non plus à négliger. A l'heure où les européens s'inquiètent de la perte de revenu liée au chômage, des hausses de coûts liés à la transition énergétique, et où les finances publiques n'ont plus de marges pour répondre à ces besoins par l'endettement, l'Europe ne dispose pas d'autre levier apportant un bénéfice comparable. Poussée à son extrême, la logique visant à rejeter le commerce international coûterait d'ailleurs très cher aux français - de 1200 à 3600 euros/an [5] pour chaque ménage.

Certes, le bénéfice exact dépendra de l'issue de la négociation : plus le partenariat aidera l'Europe et les Etats-Unis à « gagner la guerre des normes », plus il permettra de développer les échanges dans les secteurs bénéfiques aux Européens, plus il gérera de façon progressive et mesurée l'augmentation transitoire de la concurrence dans les secteurs sensibles, et plus les bénéfices à long terme seront grands pour les français. Il est à la fois nécessaire et important d'écouter les voix - ONG, experts, représentants sectoriels - qui pointent des améliorations possibles. Mais il est également important de garder une vision d'ensemble, et de veiller à ce que ce débat serve à obtenir un traité aussi favorable que possible à nos entreprises exportatrices et aux consommateurs, et aussi respectueux que possible de nos « préférences », tout en veillant à ne pas bloquer la négociation. En effet, pour la grande majorité des français, le plus gros risque serait de passer à côté de cet accord.

 

 Vincent Champain, Tanguy Marziou et l'ensemble des membres du groupe « Mondialisation » de l'Observatoire du Long Terme (https://longterme.org)

[1][1] https://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2013/march/tradoc_150737.pdf

 [2]    [2] Traduction en français disponible ici : https://www.contrelacour.fr/marche-transatlantique-le-mandat-definitif-de-negociation-de-la-commission-europeenne-traduit-en-francais/

[3]    https://www.contrelacour.fr/marche-transatlantique-le-mandat-definitif-de-negociation-de-la-commission-europeenne-traduit-en-francais/

[4] Courrier du 26 Mars de Sigmar Gabriel, ministre allemand de l'Economie à Karel de Gucht.

[5]     Cf « Not made in France », https://www.cepii.fr/PDF_PUB/lettre/2013/let333.pdf