Energie : une feuille de route pour Ségolène Royal

Par Claude Crampes et Thomas-Olivier Léautier  |   |  1869  mots
Claude Crampes et Thomas-Olivier Léautier (TSE) défendent une réforme de la distribution de l'électricité et la fin des subventions aux énergies renouvelables
Dans le seul domaine de l'électricité, il y a fort à faire pour parvenir à un marché plus efficace et juste. A Ségolène Royal de s'y attaquer! Par Claude Crampes et Thomas-Olivier Léautier, Toulouse School of Economics (TSE)

La ministre en charge de l'énergie trouve à sa prise de fonctions une industrie électrique française dans une situation paradoxale: forte d'indéniables succès techniques, mais structurellement mal adaptée pour relever le formidable défi de la transition énergétique. Ce premier « post de blog » suggère à la nouvelle ministre trois priorités dans l'ensemble des réformes à entreprendre. D'autres viendront dans les prochaines semaines.

 


Un mot de contexte

 

L'électricité fut le carburant de l'extraordinaire croissance économique du XXème siècle: chaque pour-cent d'augmentation de la consommation électrique s'y est accompagné d'une augmentation d'un pour-cent du PNB. Le mot d'ordre du siècle passé fut « consommer plus d'électricité pour produire plus et vivre mieux ». Lénine ne s'y était pas trompé, qui annonçait lors du 8ème Congrès des Soviets en 1919 :

 

 
" Le communisme, c'est les soviets plus l'électricité. "

 

Si les contours exacts de la transition énergétique sont encore flous, un point semble acquis : «il s'agit de produire différemment pour consommer moins et vivre mieux ». Les changements à envisager sont énormes et s'étaleront sur des décennies, et concernent en réalité toute la planète. Le défi à relever est  donc herculéen. Pour que la France puisse le relever, des réformes structurelles et des changements de comportement sont nécessaires. En voici trois pour commencer.

 


1.    Sanctuariser la Commission de Régulation de l'Énergie

 

Depuis une centaine d'années aux Etats-Unis, une trentaine en Grande Bretagne, et une vingtaine en France, des institutions indépendantes veillent au bon fonctionnement des marchés financiers, des télécommunications, et de l'énergie. L'indépendance de ces institutions est garantie par le processus de nomination de ses membres, mais aussi par leur autonomie budgétaire. Cette double indépendance est essentielle pour protéger les consommateurs, mais aussi les investisseurs, qui souhaitent ne pas voir des considérations politiciennes de court-terme perturber des décisions de long-terme, parfois de très long terme.
 
Dans ce domaine, la France est en retard sur les pays anglo-saxons, dans lesquels l'indépendance des autorités de régulation et de contrôle est plus ancrée. Il est vrai que chez nous les commissaires de la Commission de Régulation de l'Énergie (CRE) ne sont pas révocables, mais le budget de la CRE est négocié chaque année avec le gouvernement et le parlement. Dans cette situation, comment imaginer que la CRE prenne le risque de déplaire à l'un ou l'autre?  Quelle est alors l'indépendance réelle de la CRE ? Il faut donc doter la CRE d'un budget autonome, qui ne dépendra plus du bon vouloir des politiques. Plusieurs pays financent déjà leurs autorités de régulation par un prélèvement automatique sur chaque mégawatt-heure consommé, dont le montant est garanti sur la durée.

 

La séparation des pouvoirs est le cœur de la démocratie. Il est temps que la France, patrie de Montesquieu, mette en œuvre cette séparation dans le domaine de l'énergie.

 


2.    Réformer la gouvernance de la distribution d'électricité

 


Les réseaux de distribution sont le lieu physique de la transition énergétique : les nouvelles installations de production décentralisée utilisant les énergies solaire et éolienne sont raccordées aux réseaux de distribution, comme devront l'être les flottes de véhicules électriques. Bientôt, les distributeurs collecteront et, si la loi les y autorise, partageront des données sur les profils de consommation des clients, ce qui permettra d'optimiser la consommation de chacun. Les distributeurs s'interrogent déjà sur la stratégie à adopter face aux géants de la collecte et du traitement de données.  Avec le savoir faire et l'infrastructure d'entreprises comme Google et les grands réseaux sociaux, un nouveau modèle d'affaires va impacter la distribution d'électricité. Une transformation formidable de la conception et de l'exploitation de ces réseaux se profile.
 
Malheureusement, la gouvernance de la distribution électrique en France est complètement obsolète, héritée du XIXème siècle et du parti radical.  Les réseaux électriques sont la propriété des communes, souvent regroupées en syndicats. ERDF, la filiale d'EDF en charge de l'exploitation des réseaux de distribution sur 95% du territoire, exploite ces réseaux au travers de 700 contrats locaux de concession. En parallèle, ERDF est régulé nationalement par la CRE. En particulier, la CRE fixe le tarif de distribution (le Tarif d'Utilisation des Réseaux Publics de l'Électricité, TURPE), unique sur l'ensemble du territoire.

 

Des surcoûts importants de distribution, au détriment des consommateurs

 

Cette dualité entre concessions locales et régulation nationale n'a aucun sens économique, et génère des surcoûts importants pour les consommateurs. Par exemple, sur un même réseau, ERDF et le syndicat local investissent en même temps. Malgré des progrès récents, ces investissements ne sont pas toujours coordonnés. De plus, le consommateur paye deux structures d'analyse et de contrôle des investissements: duplication coûteuse qui ne crée aucun bénéfice. Un autre exemple révélateur de la gouvernance obsolète de la distribution d'électricité en France: le Fonds d'Amortissement des Charges d'Électrification (FACE), conçu en 1936 pour financer l'électrification des zones rurales, existe encore en 2014, 40 ans après que la dernière ferme a été connectée au réseau.
 
Cette dualité se retrouve aussi dans les états financiers d'ERDF dans lesquels se côtoient en s'ignorant économie concessionnaire et économie tarifaire. Économistes, juristes, comptables et analystes financiers peinent à se retrouver dans cette complexité confondante. Pour cette raison, le TURPE 3, en vigueur jusqu'au mois de juillet 2013 a été annulé par le Conseil d'État fin 2012. Il a été remplacé par TURPE 3bis, puis TURPE 3ter, et enfin TURPE 4 depuis le 1er janvier 2014, lequel fait déjà l'objet d'un recours devant le Conseil d'État. Ce qui laisse penser que de nouvelles versions sont à attendre dans les mois à venir. Il va sans dire que cette incertitude réglementaire fragilise la solidité financière d'ERDF, et de sa maison mère EDF. Il va sans dire aussi qu'aucun autre pays développé n'a laissé perdurer une situation où un tarif public n'est connu que des mois après la date à laquelle il est supposé entrer en vigueur.

 

Une paralysie du secteur

 

Cette gouvernance constituerait une anomalie amusante si elle ne paralysait pas le secteur. ERDF et les autorités concédantes consacrent une énergie formidable à négocier des contrats de concession sans vrai contenu économique. Ainsi que mentionné précédemment, les tarifs de distribution sont systématiquement contestés. Trop peu d'efforts sont consacrés à l'essentiel, la transition énergétique.  Comment envisager d'investir dans un secteur dont la gouvernance est si faible, et le cadre réglementaire si incertain ?
 
Il est donc urgent d'assainir la gouvernance du secteur, afin que des distributeurs apaisés puissent se consacrer à l'essentiel, la préparation de l'avenir. Pour ce faire, la ministre doit réunir autour d'une même table l'ensemble des parties prenantes, et développer une gouvernance acceptée par tous, en prenant modèle sur les pays voisins qui ont su se défaire de structures décisionnelles surannées.

 


3.    Remplacer les subventions aux énergies renouvelables par une tarification du carbone

 

Les énergies renouvelables, faiblement émettrices en carbone, joueront un rôle essentiel dans l'approvisionnement énergétique du 21ème siècle. Comme la plupart des nouvelles technologies, le coût des premières unités est très élevé, trop pour être rentable pour des investisseurs , mais on anticipe que les effet d'apprentissage et de volume permettront de réduire ces coûts jusqu'à ce que les énergies renouvelables soient compétitives. Il n'est donc pas illégitime que les pouvoirs publics subventionnent le démarrage de cette industrie naissante. Fallait-il le faire en soutenant l'offre de technologies par des subventions et des aides à la R&D ou en créant un choc de demande ?

 

Depuis une dizaine d'années, la plupart des pays ont opté pour la seconde solution en créant des tarifs d'achat de l'électricité produite par les énergies renouvelables suffisamment élevés pour créer un emballement des installations. Ces tarifs se sont révélés être de formidable machines anti Robin des Bois: ils prennent aux pauvres pour donner aux riches. Les subventions prennent aux pauvres car elles sont financées par une taxe sur la consommation d'électricité : elles pèsent donc proportionnellement plus dans le budget des familles modestes. Les subventions donnent aux riches puisque les bénéficiaires en sont les équipementiers chinois, les développeurs et investisseurs attirés par la rente réglementaire, les agriculteurs qui couvrent leur hangar de panneaux, ou qui bâtissent de nouveaux hangars simplement pour porter les panneaux (car l'électricité d'origine photovoltaïque est mieux rémunérée quand les panneaux sont intégrés au bâti).

 

Des subventions profondément injustes et désormais.... inutiles

 

Ces subventions sont donc profondément injustes. La bonne nouvelle est qu'elles sont inutiles.  Aujourd'hui de nombreuses technologies produisent des kilowatt-heures à un coût proche de celui des moyens de production conventionnels : éolien terrestre, biomasse, photovoltaïque dans les régions ensoleillées. Le démarrage a eu lieu. Il est donc temps de supprimer les subventions.
 
Cela ne signifie pas qu'il faut s'en remettre naïvement à la main invisible pour développer les technologies bas carbone. Les émissions de CO2 constituent une pollution qui aura probablement un impact majeur sur le futur de l'humanité. Cependant, elles ne sont pas tarifées dans l'économie, à l'exception des grands sites industriels assujettis au mécanisme européen des quotas d'émission. C'est absurde autant que suicidaire. Il faut donc remédier à cet état de fait, et mettre en œuvre un mécanisme qui assigne un prix au carbone pour l'ensemble des acteurs économiques.
 
Il faut donc réformer le marché du carbone européen, afin qu'il prenne en compte la baisse de l'activité économique constatée depuis 2008, et produise ainsi un signal prix aligné avec l'objectif de réduction accélérée des émissions.
 
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 Mettre en œuvre ces mesures ne sera pas aisé. La première est relativement simple à appliquer, même si elle réduit en partie le pouvoir de contrôle du gouvernement dans la politique énergétique. Les deux autres le sont beaucoup moins car les parties concernées sont nombreuses et bien organisées. C'est là qu'un choc de simplification sera particulièrement bienvenu. Si elle parvient à les mettre en œuvre, la nouvelle ministre en charge de l'énergie laissera une marque durable sur l'industrie électrique en France et en Europe, et restera comme une des grandes figures de la transition énergétique .

 

Ces trois mesures ne sont qu'une entrée en matière. D'autres propositions suivront dans les prochains « posts », concernant par exemple la réponse de la demande au prix (l'effacement), et la rémunération des moyens de production dans un contexte de prix bas.

 

 

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