Limiter le remboursement des lunettes : une décision idéologique et inefficace

Par Marc Guyot  |   |  1479  mots
La décision du gouvernement de plafonner le remboursement des lunettes va déstabiliser de façon grossière ce marché qui fonctionne. Par Marc Guyot, Professeur d’économie à l’Essec Business School

 

 Arguant du fait que le prix des lunettes serait trop élevé en France et que 2 millions de Français affirment ne pouvoir changer de lunettes pour cette raison, le gouvernement a décidé de contraindre les mutuelles à limiter le remboursement des lunettes à 450 euros à partir du 1er janvier 2015 et à 700 euros pour les verres complexes. Cette intervention autoritaire du gouvernement va perturber de la façon la plus arbitraire et sans évaluation d'impact un marché qui se porte bien et qui est en phase de dynamique vertueuse.

 Des entreprises qui excellent au niveau mondial

En effet, l'optique est un domaine du secteur de la santé qui se porte particulièrement bien en France à tous les niveaux et où les entreprises françaises excellent au niveau mondial. En terme de demande, celle-ci est élevée, exigeante et en croissance. Plus de 8 millions de paires de lunettes de vue sont vendues chaque année et le taux de changement de lunettes est plus élevé en France que dans le reste de l'Europe (mais deux fois moins élevé qu'aux USA).

A cette demande de qualité, répond une offre de qualité au niveau du verre, de la monture et du service d'accompagnement. En effet, le verre français est au-dessus de la moyenne, porté par Essilor le leader mondial, inventeur notamment du verre progressif Varilux. Les fabricants français de montures ont réussi remarquablement à se différencier dans la qualité et le haut de gamme ce qui leur permet de résister à la concurrence asiatique et d'offrir des montures, certes plus chères, mais sans commune mesure avec l'entrée de gamme dont la production est délocalisée en Asie. Enfin, il existe en aval une forte concurrence au niveau de la distribution avec plus de 11 000 magasins d'optique, une moitié étant composée d'indépendants et l'autre moitié de chaînes nationales, les 3 principales chaines (Kris, Afflelou et Optique 2000) contrôlant 40% du marché de la lunettes.

 L'Etat ne soutient pas le secteur:  la sécu rembourse très peu

Si ce secteur se porte bien, tant au niveau des consommateurs que des producteurs et du produit lui-même, ce n'est pas grâce au gouvernement puisque celui-ci l'avait quasiment abandonné, bien qu'il s'agisse d'un domaine de santé publique. En effet, la part remboursée par la Sécurité Sociale sur une paire de lunettes est très faible. Selon les chiffres du ministère de la Santé, en termes de couverture de la dépense, la Sécurité Sociale et la CMU couvrent 5%, les mutuelles, assurances et instituts de prévoyances couvrent 66%, le reste à charge des ménages se montant à 29%.

Le prix des lunettes est plus élevé en France, mais pour une meilleure qualité

Le gouvernement justifie cet oukase par des prix trop élevés qu'il s'agirait d'urgence de combattre. Le prix moyen des lunettes en France est de 277 euros pour des verres unifocaux et de 591 euros pour des verres progressifs. Le prix moyen de la monture est de 120 euros. De fait, si on se limite à comparer des moyennes de prix, le prix des lunettes est plus élevé en France que dans le reste de l'Europe. Cependant, ce type de comparaison est très limité car il ne s'agit pas des mêmes lunettes. La qualité des verres et des montures est plus élevée en France et le rythme d'achat plus fréquent. Il est plus juste de dire que la somme consacrée aux lunettes est plus élevée. De fait, elle serait plus élevée de 50% comparé aux autres pays européens et se situerait à 75 euros par an contre 51 euros.

 Les mutuelles organisent la baisse des prix

Même si cela s'explique par une gamme de produits extrêmement large, allant de la monture simple à la monture de luxe avec griffe de grands couturiers et de verres allant du basique au très sophistiqué, cette situation de prix élevé génère une dynamique d'ajustement des acteurs.

En effet, les mutuelles, du fait de la désertion de l'Etat, ont fait du montant des remboursements de lunettes un de leurs arguments différenciants auprès de leurs bénéficiaires. En conséquence, elles sont naturellement amenées à s'organiser pour faire baisser les prix en amont au niveau des opticiens. Certaines mutuelles affirment qu'elles obtiennent des baisses de prix de 20% à 40% au travers d'un système d'opticiens partenaires.

Le conventionnement des opticiens consiste à garantir un volume plus élevé en échange de prix plus faibles et une qualité de prestation spécifiée. Six grands réseaux de mutuelles (Carte blanche, Itelis, Santéclair, Kalivia, Sévéane Optistya) touchant plus de 30 millions de Français, ont poussé la concurrence encore plus loin et offrent une prise en charge à 100% des frais, à condition que les bénéficiaires commandent leur lunettes chez des opticiens partenaires.

 Une concurrence accrue côté opticiens

Côté opticiens, la concurrence s'intensifie également de deux façons. Le nombre de magasins augmente avec, en 2012, 11400 magasins en France contre 9500 en 2006. Ces magasins subissent la concurrence de nombreux offreurs en lignes qui proposent des prix considérablement plus bas. Le fondateur du site Meetic, qui s'est lancé sur la lunette en ligne avec le site Sensee, affirme que la pression concurrentielle qu'il va exercer va faire baisser les prix de 30% en magasin et de 70% sur internet par rapport aux prix existant. Il existe également des offres mixtes avec commandes en lignes et montages chez un opticien partenaire. En Grande Bretagne, les ventes en lignes ne représentent encore que 6% des ventes mais ont augmenté de 20% en 2012.

Côté montures, la concurrence est permanente puisque les PME françaises du secteur sont exposées à la concurrence mondiale et n'ont pas d'autre choix que d'innover en permanence et de se positionner sur le haut de gamme.

 Le nouveau plafond de remboursement en fera pas baisser les prix

Il apparaît donc que le secteurs des lunettes offre une situation où l'on peut trouver des lunettes à tous les prix, de l'offre de base sur internet sans aucune interface avec un opticien, à l'offre haut de gamme avec des montures griffées, des verres de haute qualité et travaillés et un opticien conseil disposant d'un appareillage permettant un réglage précis. Dans ce contexte, quel est donc le sens de l'intervention du gouvernement sur ce marché ? Il n'y a objectivement aucune raison pour que la baisse du plafond de remboursement se traduise par une baisse des prix des lunettes.

Elle va donc entraîner une hausse du reste à charge des ménages, le gouvernement comptant cyniquement sur cette hausse pour générer une pression à la baisse sur la qualité des lunettes commandées par les Français, et donc sur le prix payé. Cela ne devrait pas fonctionner dans la mesure où les Français ne semblent pas très sensibles au prix et réclament plutôt de la qualité et des verres travaillés plutôt que des prix faibles.

Les Français vont donc payer plus cher leurs lunettes, ce qui est antisocial, mais également absurde si le but de la manœuvre est de faciliter l'accès aux lunettes. Par ailleurs, comme il est peu probable que le prix des mutuelles diminue, les Français vont donc être doublement perdants.

 Le marché sera perturbé de manière grossière

 En revanche cette mesure va perturber de la façon la plus grossière un marché qui génère de fait une dynamique d'innovation et de baisse des prix avec un outil idéologique à courte vue, le contrôle des prix. Dans le cas des lunettes, il y a une telle variété d'offre (qui répond à la variété de la demande) qu'il est absurde de placer un prix maximum, à moins de vouloir également fortement réduire les types de lunettes offertes.

 Les entreprises françaises vont également être perdantes puisqu'elles sont innovantes et différenciées dans le haut de gamme alors que l'idéologie immédiate de la mesure gouvernementale est celle du produit unique, de masse, peu cher, c'est à dire produit en Asie. Cette mesure, qui met en danger l'emploi dans des PME françaises innovantes à l'heure où le gouvernement se targue du made in France, outre inefficace, est également incompréhensible de ce point de vue.

 Jouer un rôle régulateur

Au lieu d'intervenir inutilement là où on n'a pas besoin de lui, le gouvernement ferait mieux de jouer son vrai rôle de régulateur et de résoudre les vrais problèmes du secteur à savoir, la délimitation claire et le contrôle du partage des actes entre ophtalmologistes et opticiens, la définition d'une norme minimale concernant l'ajustement des lunettes achetées sur internet, le contrôle de la transparence des devis des opticiens et leur bonne exécution en termes de qualité et spécificité des verres.