Piketty : dépasser les mauvais procès

Par Alain Boublil  |   |  1422  mots
L'apport de Thomas Piketty est essentiel. Le premier, il a montré le lien entre accumulation du capital et évolution économique. La base d'une réflexion théorique qu'il n'a pas développée et une nouvelle branche de la science économique en devenir. Par Alain Bloublil, ancien conseiller à la Présidence de la République, auteur de "Le nouvel Etat-stratège*

 

 Le succès inattendu mais bien mérité du livre de Thomas Piketty ne pouvait que susciter des critiques, notamment dans le monde anglo-saxon si attaché à la liberté de s'enrichir et si rétif à tout contrôle de l'Etat. C'est donc chose faite. Le Financial Times a repris les données collectées par l'économiste français, y a relevé des inexactitudes et a mis en doute ses conclusions, à savoir que le capitalisme générait, et se nourrissait, des inégalités de fortune. Même si l'auteur a répondu à ces critiques et s'il faut saluer son exigence de transparence puisqu'il a mis en ligne ses fichiers de données, l'essentiel n'est pas là.

Des conclusions morales, mais une réflexion théorique à venir

Thomas Piketty, à partir de cet énorme travail, a voulu en tirer des conclusions sinon philosophiques, du moins morales : le capitalisme engendre l'inégalité et ne profite qu'à quelques uns. Le titre évocateur qu'il a choisi renvoie à Marx. Il ouvre ainsi un débat sans fin. Ses opposants vont pinailler sur des décimales pour infirmer sa thèse. Ses défenseurs, surtout à gauche, y trouveront la démonstration de ce qu'ils affirment depuis des décennies, sinon des siècles.

Et l'essentiel aura été oublié, à savoir que les économistes ne sont pas intéressés et n'ont jamais cherché à théoriser le lien entre cette accumulation et l'évolution économique des pays où elle se produisait. Le grand mérite de l'auteur du « Capital au XXIème siècle » et de son équipe, c'est d'avoir enfin, et sur une longue période, montré comment la richesse s'était constituée et fourni les bases statistiques d'une réflexion théorique à venir, et qui fait aujourd'hui cruellement défaut. Au lieu se lancer un débat philosophique, sinon politique, Thomas Piketty aurait mieux fait d'expliquer que son travail allait permettre de jeter les bases d'une « nouvelle science économique ». 

 

Des économistes incapables de prévoir la crise, ignorant les notions d'actif et de passif                                  

Si les économistes ont été incapables de prévoir la crise de 2007-2008, et ont encensé la gestion des pays (Etats-Unis, Angleterre, Irlande, Espagne) où elle allait éclater, c'est bien parce qu'ils ne tenaient aucun compte de l'accumulation de la richesse, et de l'endettement dans l'économie. Il faut se souvenir du climat euphorique qui régnait aux Rencontres économiques d'Aix-en-Provence en juillet 2007, et relire les rapports publiés à l'époque par l'OCDE (« la situation est, par bien des aspects, meilleure que ce que nous avons connu depuis bien des années ») et par le FMI qui qualifiait « d'âge d'or » la période que traversait l'économie mondiale. Ou encore revoir la couverture de Challenges en mars 2008, où Patrick Artus déclarait sans ambages : « la crise est finie ».

Le PIB américain s'envolait, mais c'était au prix d'un endettement insoutenable des couches sociales qui ne profitaient pas de l'accumulation de la richesse du pays. Les entreprises produisaient, ce que reflétait l'évolution du PIB, mais les biens étaient payés à crédit par des clients insolvables. Même situation en Espagne avec la bulle immobilière ou en Irlande avec le gonflement du bilan des banques. Or « l'ancienne science économique » ne s'intéresse et ne modélise que les flux à travers l'équilibre « emploi-ressources ». Il n'est donc pas étonnant que personne (ou presque…) n'ait rien vu venir puisque les actifs et les passifs étaient ignorés par la théorie. Quel analyste financier pour juger une entreprise ferait l'impasse sur le bilan en ne se fiant qu'au compte d'exploitation ?

Une dimension manquante: le temps

La science économique se trouve en réalité dans le même état que la physique avant Einstein. Il lui manque une dimension, le temps. Dans le raisonnement, tout ce passe comme si, au début de chaque année, on remettait les compteurs à zéro. Or c'est faux, la crise des subprimes l'a montré. L'accumulation passée de l'endettement privé a provoqué une rupture du système financier qui s'est propagé dans toute l'économie à travers les mécanismes de titrisation. Les modèles ne pouvaient le prévoir puisque précisément ils n'intégraient pas les données patrimoniales.

Une taxation mondiale de la richesse? Irréaliste

L'étape suivante, c'est l'adaptation des outils de la politique économique à ce nouveau cadre théorique. Thomas Piketty l'aborde en prônant l'instauration d'une taxation mondiale de la richesse et en reprenant à son compte l'analyse de Maurice Allais sur la rente, ennemi de la croissance. Mais, c'est irréaliste. Aucun accord international n'est imaginable sur un sujet pareil, cf. l'affaire de la taxe sur les transactions financières. Et en Europe où les États sont directement concernés en raison leur endettement, ils sont incapables de s'accorder pour lutter contre les pratiques d'optimisation fiscale des entreprises. Ce sont d'abord les critères de jugement sur une situation économique donnée qu'il faut revoir.

Ne plus assimiler la richesse à la production de l'année

Première conséquence, ne plus assimiler la richesse nationale à la production de l'année.  Dans le cas de la France, cela créerait un véritable choc. Rapportée au patrimoine national, la dette publique nette est restée autour de 12% et n'a donc pratiquement pas progressée depuis 20 ans. Rapportée au patrimoine des ménages, elle est passée de 15,3% en 2000 à 15,9% en 2012. Pas de quoi s'affoler !

Taxer les patrimoines à un taux faible                                    

Deuxième principe, traduire cette réalité sur le plan fiscal et reconnaître que quelqu'un de riche, ce n'est pas quelqu'un qui, une année donnée, a gagné beaucoup d'argent, mais c'est quelqu'un qui a beaucoup d'argent (1). Plutôt que d'adopter des taux confiscatoires sur les revenus, qu'il s'agisse des ménages ou des entreprises, dont l'absurdité conduit à créer des « niches » coûteuses, incontrôlables et génératrices d'effets d'aubaine, il vaudrait mieux taxer les patrimoines à un taux faible mais dont l'assiette, comme l'a montré Thomas Piketty, est dynamique. C'est d'ailleurs, suprême paradoxe, ce qu'ont fait les Etats-Unis avec une taxe foncière dix fois supérieure à nos impôts locaux et à notre ISF, et de vrais droits de succession. Il n'est pas sain, qu'en France, la meilleure façon de devenir riche, soit d'hériter. Mais cela suppose un formidable effort pédagogique pour faire comprendre que taxer leurs biens à hauteur de 1 ou 2 % est bien plus efficace que d'imposer leurs revenus entre 15 et 45%. Aux économistes d'ouvrir cette voie et aux politiques de convaincre les Français.

  Forger de nouveaux principes d'intervention de la politique monétaire 

La troisième conséquence concerne la politique monétaire. Il faut admettre, enfin, qu'elle agit désormais bien plus sur la valeur des biens (immobilier, actions, obligations) que sur les prix des produits et des services. C'est un sujet tabou car cela remettrait en cause le mandat des banques centrales, mais c'est l'évidence. Dans les pays développés, du fait de la concurrence et des gains de productivité générés par les nouvelles technologies, dans l'industrie comme dans les services, les prix seront dans l'avenir plutôt orientés à la baisse et les fluctuations dictées par les cours des matières premières, sur lesquels la politique monétaire n'a que peu de prise.

Le vieux schéma suivant lequel une hausse des taux d'intérêt freine la demande et permet d'atténuer les tensions inflationnistes, n'a plus aucune crédibilité. Il vaudrait mieux, grâce aux travaux de Thomas Piketty, reconstituer en longue période la relation qui s'est instaurée entre la politique monétaire et l'évolution du prix des actifs financiers et immobiliers et en tirer de nouveaux principes d'intervention qui permettront d'éviter que se reproduisent les errements et les erreurs d'analyse qui ont été à l'origine de la Grande Récession.

Le grand mérite du travail de Thomas Piketty, c'est d'avoir rassemblé assez de données pour que désormais on puisse étudier l'influence de l'accumulation des richesses sur la croissance et l'emploi et ainsi mieux prévenir les crises. Il faut espérer que toute une génération de chercheurs se lance dans l'exploitation de ces données pour mieux rendre compte à travers de modèles plus complets, du fonctionnement réel des économies développées.

 

(1) et (*)   Ces points ont été développés dans « Le nouvel Etat -stratège », publié aux Editions de l'Archipel au mois de février 2014.