Europe : le triangle infernal

Par Alain Boublil  |   |  1139  mots
Entre les décisions prises à Bruxelles -austérité-, à Francfort -baisse des taux d'intérêt- et à Bâle -nouvelles contraintes pour les banques- , il n'y a aucune cohérence, faute, notamment, de coordination. C'est dans ce triangle infernal qu'on trouve l'origine de la situation économique actuelle. Par Alain Boublil, ancien conseiller du président de la République

Autour du Sommet européen, la tension monte sur la désignation du nouveau président de la Commission et sur les contreparties que le candidat choisi par les partis de droite, Jean-Claude Juncker, pourrait être amené à offrir pour obtenir le soutien des partis sociaux-démocrates ou apparentés, comme le parti socialiste français ou son homologue italien. Mais l'enjeu essentiel n'est pas là car l'Europe souffre d'abord de l'absence de coordination entre les trois centres de décisions indépendants que sont Bruxelles, Francfort et Bâle, où s'élaborent des mesures dont personne n'évalue la cohérence ni même la compatibilité.

Le rôle charnière de la présidence italienne

La présidence italienne, qui interviendra le 1er juillet et qui s'est donné comme mot d'ordre « la finance pour la croissance » devra, en s'appuyant sur une nouvelle Commission, jouer un rôle-charnière dans l'évolution indispensable de la politique européenne, laquelle ne peut pas se limiter à une réforme des critères de Maastricht relatifs à l'endettement et aux déficits publics, et à ce qu'ils incorporent les investissements, comme le demande la France, ou non.
L'Europe dans son ensemble, se remet beaucoup plus difficilement de la crise de 2007-2008 que les autres régions du monde et peine à retrouver un sentier de croissance suffisant pour résorber le chômage massif qui sévit partout, sauf dans les pays frappés par une grave crise de natalité comme l'Allemagne, et qui a débouché sur le désaveu cinglant que lui ont infligé les peuples lors des dernières élections européennes.

La crise ne s'explique pas par une opposition entre une Europe du nord vertueuse et une Europe du sud irresponsable

La raison n'est pas à chercher dans une opposition suicidaire entre une Europe du nord vertueuse et une Europe du sud irresponsable. Elle se situe dans l'incohérence des politiques économiques, monétaires et financières, conçus avant la crise ou mis en place précisément pour sortir de cette situation de crise.
L'ensemble formé par les critères de Maastricht que Bruxelles a la responsabilité de faire appliquer, le mandat, même interprété largement à Francfort, de la BCE et les nouvelles dispositions prudentielles arrêtées à Bâle et destinées à préserver la stabilité financière des banques constitue un carcan incohérent largement responsable de la crise que traverse aujourd'hui l'Europe.

Jamais les États n'ont trouvé des conditions d'emprunt aussi favorables

La rigueur budgétaire est invoquée pour éviter de mettre en péril la stabilité financière de la zone euro et de placer certains États en position de devoir transférer, ou garantir, ce qui revient au même, les dettes des autres États. Ce risque semble curieusement absent puisque jamais les États n'ont trouvé des conditions d'emprunt aussi favorables. L'Espagne et l'Italie se financent dans des conditions voisines de celles dont bénéficient les Etats-Unis et le Royaume Uni. La France émet couramment des obligations à deux ans au taux de 0,2% par an et à dix ans à un taux inférieur à 2%.

Le 26 juin, le taux à dix ans a même touché un plancher historique de 1,60%. C'est du jamais vu. En même temps, la rigueur a eu, par exemple en France, une conséquence immédiate : les hausses d'impôt, jugées nécessaires pour satisfaire aux contraintes imposées par Bruxelles, ont donné au premier trimestre 2014, un coup d'arrêt à la croissance qui était repartie depuis le deuxième semestre 2013.

Les banques réduisent leur financement de l'économie, l'investissement baisse

La BCE, appelée à la rescousse pour contrebalancer les effets dépressifs des contraintes budgétaires sur les économies de la zone euro, a ramené ses taux d'intérêt autour de 0% et a imaginé toute une série de modalités d'intervention pour faire aussi baisser les taux d'intérêt à long terme, qui ont atteint un plus bas historique, comme on vient de le voir, mais sans aucun effet sur la croissance, l'investissement restant faible partout et plombant l'activité.
Car, au même moment, toujours au niveau européen, étaient mis en œuvre les fameux accords dits de « Bâle III » qui imposent aux banques des niveaux de fonds propres différents suivant les emplois plus ou moins risqués de leurs ressources.

On voulait éviter de retomber dans les errements qui avaient provoqué la crise. Conséquence : les banques se sont empressées de réduire leur financement de l'économie, par définition plus risqué et ont souscrit à ... des emprunts d'État, ce qui explique la chute des taux. Or les économies considérables que vont faire les États emprunteurs sur la charge de leur dette, ne peuvent être réemployées à court terme car elles n'apparaîtront dans les comptes publics qu'au fil des années à venir quand cette dette à taux proche de 0% se sera substituée à la dette antérieure qui coûtait 2 voire 4%.

Une épargne stérilisée, car la tuyauterie financière est bouchée

On se trouve donc dans la situation où les ménages, malgré la baisse des taux, ont beaucoup de mal pour financer l'acquisition de leur logement, ce qui explique l'effondrement de la construction en France, et où les entreprises, sauf les très grandes qui ont un accès direct au marché financier, sont freinées dans leurs efforts de développement. Pire, cette situation pèse doublement sur la croissance : le taux d'épargne record, justifié par les inquiétudes sur l'avenir, constitue un frein à la consommation et cette épargne ne sert pas à financer l'investissement. Elle est stérilisée car la tuyauterie financière est bouchée. Et comme les Etats n'ont aucune marge de manœuvre du fait des règles budgétaires, pour compenser l'effet dépressif du comportement des agents économiques privés, la croissance est en panne.

Aucune cohérence entre les décisions prises à Bruxelles, Francfort et Bâle, un véritable triangle infernal

La source du mal, c'est donc la superposition des mesures décidées sans aucune concertation ni cohérence à Bruxelles, à Francfort et à Bâle, ce triangle infernal de centres de décisions qui fonctionne sans qu'un minimum de réflexion ait été engagé sur les interactions réciproques entre la rigueur budgétaire, la politique de la banque centrale et les choix des régulateurs.
Le mot d'ordre italien, la finance pour la croissance, dit bien ce qu'il veut dire. Il faut lever les obstacles pour que les ressources financières des agents économiques européens puissent être mobilisées pour relancer les économies au lieu d'être stérilisées comme elles le sont aujourd'hui. C'est à cela que devront s'attacher les dirigeants politiques européens, au-delà du choix, qui sera forcément controversé, des personnes.