
Le 1er janvier 2015 le compte personnel pénibilité devrait entrer en vigueur. Le Gouvernement vient de présenter mi-juin les grandes lignes de ce projet concernant les travailleurs du privé. Concrètement, il s'agit d'enregistrer dans une sorte de fichier toutes les activités professionnelles censées réduire l'espérance de vie de chaque individu ; en fin de carrière, ceux qui ont enregistré des efforts plus importants devraient bénéficier d'un départ à la retraite anticipé.
Ici, il ne s'agit pas d'identifier des métiers dangereux mais de traquer, dans le quotidien de l'ensemble des métiers, des éléments, dans l'activité exercée, susceptibles d'avoir un impact sur l'espérance de vie du travailleur. Pour cela, les répétitions de gestes vont être comptées, l'ensemble des charges portées va être pesé au quotidien, la température comme le bruit vont, entre autre, être mesurés. L'ensemble du travail quotidien va être cartographié et sa dangerosité pour l'espérance de vie, mesuré pour l'ensemble des activités des 5 millions d'entreprises que compte le pays.
Kafka ou Orwell auraient frémi
Si les maitres de la littérature absurde comme Franz Kafka ou Eugene Ionesco ou les maîtres de la littérature du futur glacial et mesuré à la Big Brother comme Georges Orwell étaient encore en vie, ils auraient sans doute frémi voyant se réaliser ce contre quoi leur œuvre nous avait mis en garde.
A la lecture des textes, on est tout d'abord effrayés par la volonté de mettre en place des systèmes de mesure et d'observation des modes de travail et enregistrement des gestes productifs. Cette mise en place d'une surveillance mesquine et minutieuse des gestes bafoue toute notion de créativité et de liberté individuelle qui doit pouvoir s'exprimer aussi sur le lieu de travail. Les syndicats qui trouvent cette surveillance rapprochée toute à fait normale sont évidemment ceux qui dénient au travail toute capacité épanouissante pour le travailleur et ne voient qu'une aliénation qu'il faut encadrer.
Mise en fiche générale de l'activité
Cette mise en fiche générale de l'activité est-elle raisonnablement faisable ? Il est absurde d'imaginer des inspecteurs mesurant l'ensemble des activités et reporter dans le grand livre des activités l'ensemble de leurs observations, similaire au bouquin à nobles du père Ubu d'Alfred Jarry. Même avec l'appui de capteurs d'effort, détecteurs de mouvement, et caméras de surveillance en infrarouge, il serait quasiment impossible de tracer tous les efforts.
Comment traiter les données dans une PME?
A la limite, si dans les grandes entreprises on peut imaginer des systèmes de surveillance monstrueux de ce type et des capacités administratives à même de traiter les données, comment le gouvernement espère-t-il que va faire la grande majorité des indépendants et les micro-PME ?
Par ailleurs la vision de l'effort proposée dans le projet du gouvernent est, elle aussi, d'un autre temps. Elle renvoie à la vision marxiste des origines, où seul le travail « productif » aurait créé de la valeur. Les seuls efforts pris en compte sont les efforts physiques, supposés user l'organisme, alors que l'effort intellectuel, psychique ou d'attention n'est pas pris en compte. Ainsi le contrôleur aérien, le chirurgien ou le directeur financier n'auraient pas un travail pénible, tandis qu'un employé de caisse de supermarché aurait lui un travail pénible.
Et quid des caractéristiques physiques des individus?
Enfin, comme pour toutes mesures à application universelle, comment faire la différence entre la pénibilité d'un effort physique pour un homme grand et fort et pour un homme frêle et de petite taille ? Entre une femme et un homme statistiquement plus costaud ? Pourtant ces travailleurs de complexion physique très différente peuvent être amenés à travailler sur le même chantier, à avoir le même travail de nuit ou à exécuter les mêmes gestes productifs. Faut-il pousser la reforme encore plus loin et moduler le compte par rapport aux caractéristiques physiques de chaque individu, comme la taille, le genre, le poids et la masse musculaire ? Faut-il aller plus loin et collecter des mesures plus précises sur le métabolisme de chacun ? Devrait-on intégrer la résistance au stress ? La réponse est bien sûr négative tellement le côté absurde apparaît quand on commence à creuser le projet et à réfléchir sur sa mise en œuvre.
Une approche marxiste du monde du travail
Ces conceptions sociales reposent sur une approche marxiste du monde du travail dans laquelle le conflit entre le capital et le travail est bien sûr à l'avantage du capital qui exploite le travailleur et le plonge contre son gré dans des situations dangereuses qu'il n'a d'autre choix que d'accepter et de subir. Elle se place dans une logique de salaire de subsistance, où le salaire compense de justesse la consommation de survie du travailleur, qui ne peut exprimer aucun choix de carrière, d'entreprise, de métier, de formation.
Un fonctionnement que le gouvernement ne comprend pas
Il y a trois principes de fonctionnement du marché du travail dans une économie moderne que le gouvernement apparemment ne voit pas ou ne comprend pas.
- Les travailleurs et employeurs passent des contrats de travail dans lequel ils négocient un salaire par rapport à des conditions de travail et ce salaire reflète entre autre la pénibilité du travail.
- A niveau de qualification donné, un individu a toujours le choix entre un travail plus éprouvant mais mieux rémunéré et un travail moins pénible mais moins rémunéré.
- Pendant leur carrière professionnelle, les travailleurs peuvent passer d'un emploi à un autre, peuvent évoluer de fonctions à effort physique élevé vers des fonctions managériales à moindre effort physique.
Le gouvernement cherche-t-il à bloquer la mobilité?
L'Etat chercherait-il bloquer la mobilité ? A niveler les salaires en proposant des départs à la retraite différenciés ? Quel serait l'intérêt de procéder ainsi si ce n'était l'incompréhension absolue du fonctionnement du marché du travail et du choix de l'individu.
Le côté un peu comique du projet ne prête pas à sourire longtemps car il en dit long sur l'incapacité du gouvernent actuel à tenir le cap auquel il s'est engagé de la simplification de la vie des entreprise et de l'allégement de leurs contraintes. Il est effarant de réaliser à quel point les créatifs du gouvernement produisent leurs décrets basés sur des conceptions sociales dépassées, sans aucun souci ni connaissance de la réalité et la diversité des entreprises et des métiers sur lesquels ils portent, continuant ainsi à produire des usines à gaz qui s'ajoutent à la collection déjà existante.
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