Droit à l’oubli : la société numérique entre deux vertiges

Le "droit à l'oubli' de Google est au coeur de la polémique. Censure ou fausse promesse, l'intention peine à trouver sa place dans une pensée encore inadaptée au numérique... Par Bernard Chaussegros, Vice-Président d'Euromedia Group en charge de la stratégie.
Pour Bernard Chaussegros, l'oubli ne saura jamais être que relatif : l'absence d'une information sur les trois premières pages de Google peut-il être un indicateur suffisant ? | DR

Depuis l'arrêt prononcé par la Cour de Justice de l'Union européenne le 13 mai 2014, Google est tenue de ne plus mentionner des contenus dans ses résultats à la demande des internautes. En un mois à peine, 70 000 demandes ont ainsi déjà été adressées à la firme. 

Les suppressions du lien vers certains articles ont suscité l'indignation des journaux concernés qui y dénoncent une atteinte à la liberté d'information. En exacerbant les oppositions entre tenants du droit à l'oubli et tenants du droit à l'information, cette décision a le mérite de précipiter le débat sur un des problèmes les plus aigus posés par la numérisation du monde. A l'ère numérique, notre société oscille ainsi entre deux dangers aussi vertigineux l'un que l'autre. 

Tout exposer et pour toujours

Le premier est une hypermnésie terrorisante : alors que les objets et nous mêmes sommes de plus en plus connectés, la transparence totale de nos actions, qui semble abolir la vie privée, est parachevée par une mémorisation implacable. Le numérique tend à tout exposer et pour toujours.

Dans le monde numérique hypermnésique, aucune action n'est prescrite, aucun dérapage pardonné. Chacun est constamment mis en face de son passé, sans remise de peine possible.

La crainte exactement opposée à la première est celle d'une suppression subreptice des informations. Dans un monde désormais caractérisé par une abondance inouïe de données disponibles, nous devons nécessairement passer par des filtres qui vont pouvoir sélectionner l'information pertinente.

 

Une dérive autoritaire ?

La réalité numérique (typiquement, les réponses à une requête sur un moteur de recherche) ne devient ainsi qu'une interprétation, nécessairement contingente, tirée de la masse de données à disposition. Rien de plus facile alors, pour un pouvoir mal intentionné, que de manipuler les résultats afin de cacher les nouvelles gênantes.

Noms martelés sur les monuments (les historiens parlent de damnatio memoriae), photos retouchées, histoires réécrites : ces pratiques sont, depuis toujours, des piliers bien connus des régimes autoritaires. La correction de l'histoire est même, on s'en souvient, le travail du héros de 1984 d'Orwell. Ainsi, la réalité est-elle potentiellement manipulée deux fois : au moment de sa première exposition et ensuite après son archivage.


Un oubli impossible ?

Il n'existe pas de réponse simple à ces deux vertiges opposés (mémoire infinie, mémoire tronquée). La nasse de critiques contradictoires dans laquelle est pris Google en témoigne : la firme est accusée par les uns d'alimenter l'impitoyable hypermnésie du système et par les autres de cacher désormais des informations !  En accédant à la requête de ceux qui demandent l'effacement d'un résultat, la firme ne fait pourtant qu'obtempérer à une décision de justice (qu'aurions-nous entendu si elle s'y était refusé ?).

 

De plus, pensant proposer une solution de compromis ménageant le droit à l'information, certains réclament plus d'information sur les demandeurs et les raisons de leur demande, sans se rendre compte de la contradiction d'une telle proposition : en créant une sorte de fichier public des « gens qui veulent se faire oublier », on rend cet oubli impossible. On suscite même potentiellement ce que l'on connaît sous le nom d'effet Streisand : la volonté affichée de faire oublier une information entraîne un intérêt pour cette information qui rend son oubli impossible !


De nouveaux équilibres à trouver

Le débat actuel sur le droit à l'oubli est emblématique de l'ambivalence d'un monde numérique qui s'accommode mal de l'application des catégories traditionnelles de pensée. De la même façon que nos conceptions de ce qu'est une chambre d'hôtel, un restaurant ou un taxi sont en train d'être redéfinies, les notions d'oubli et de droit à l'information vont devoir trouver de nouveaux équilibres.

L'oubli, par exemple, ne saura jamais être que relatif : l'absence d'une information sur les trois premières pages des résultats de recherche (au-delà desquelles très peu de gens se rendent) paraîtrait en soi un indicateur d'oubli suffisant, même si une information reste disponible par ailleurs.

 

 

 

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