Ces super riches qui se voient hors de la société

Par Dani Rodrik  |   |  1351  mots
Depuis les années 80, les super riches américains ont oublié tout civisme ou patriotisme, se considérant hors de la société. Même si, en cas de crise, ils ont évidemment besoin de l'Etat pour garantir leur richesse. Par Dani Rodrik, professeur à Princeton

F. Scott Fitzgerald a eu cette célèbre formule selon laquelle les plus fortunés de ce monde seraient « différents de vous et moi. » Leur richesse financière les rendrait « cyniques là où nous nous montrons confiants, » et les amènerait à se considérer « meilleurs que nous. » Si ces quelques mots revêtent actuellement tout leur sens, c'est sans doute parce qu'à l'époque où ils furent écrits, en 1926, les inégalités observées aux États-Unis avaient atteint des sommets comparables à aujourd'hui.

 Jusqu'aux années 80, des riches faisant preuve d'une "responsabilité civique"

Au cours de la majeure partie d'une période intermédiaire comprise entre l'après-guerre et les années 1980, les inégalités constatées au sein des pays développés sont restées modérées. L'écart entre les plus riches et le reste de la société apparaissait moins colossal - pas seulement en termes de revenus et de richesse, mais également en termes d'inclusion et d'existence sociale. Les riches détenaient certes une plus grande fortune, mais semblaient en quelque sorte appartenir à la même société que les plus défavorisés, reconnaissant les considérations géographiques et la citoyenneté comme autant de raisons de partager un destin commun.

Comme le souligne Mark Mizruchi de l'Université du Michigan dans un ouvrage récent, l'élite américaine du monde des affaires à l'époque de l'après-guerre démontrait « l'éthique d'une certaine responsabilité civique, ainsi qu'un individualisme éclairé. » Elle était disposée à coopérer avec les syndicats, et se montrait favorable à un solide rôle de l'État dans la régulation et la stabilisation des marchés. Ses membres admettaient la nécessité de l'impôt aux fins du financement de biens publics importants, tels que les autoroutes inter-États ou encore le versement de prestations aux personnes âgées et défavorisées. Les élites commerciales n'étaient pas moins politiquement puissantes à l'époque qu'elles le sont aujourd'hui. Elles usaient néanmoins de leur influence pour promouvoir un agenda s'inscrivant plus largement dans l'intérêt national.

Aujourd'hui, de véritables "empereurs moghols aux abois"

Par opposition, les super-riches d'aujourd'hui se comportent comme de véritables « empereurs moghols aux abois, » pour reprendre la formule évocatrice de James Surowiecki. Le premier coupable figurant sur la liste de Surowiecki n'est autre que Stephen Schwarzman, président directeur général de la société d'investissement privée The Blackstone Group, dont la richesse s'élève aujourd'hui à plus de 10 milliards de dollars.

Ainsi Schwarzman se comporte-t-il comme s'il se sentait « encerclé par un gouvernement indiscret et avide de recettes fiscales, ainsi que par une pleurnicharde et envieuse populace. » L'homme d'affaires a suggéré qu'il pourrait être « judicieux d'augmenter l'imposition des plus défavorisés afin qu'ils puissent mettre la main à la pâte, » et affirmé considérer la proposition de comblement du vide de réglementation fiscale autour de l'intéressement - dont il bénéficie personnellement - comme équivalant à « l'invasion de la Pologne par l'Allemagne. » Pour reprendre une autre formule de Surowiecki : « le spécialiste du capital-risque Tom Perkins et le cofondateur de Home Depot, Kenneth Langone, ont tous deux comparé les critiques populistes formulées contre les riches au harcèlement perpétré par les nazis à l'encontre des juifs. »

Les entreprises américaines ne dépendent plus du consommateur américain... et la menace communiste a disparu

De l'avis de Surowiecki, ce changement d'attitude est en grande partie lié à la mondialisation. Les grandes banques et entreprises américaines sillonnent aujourd'hui la planète en toute liberté, et ne dépendent guère plus du consommateur américain. Ainsi la santé de la classe moyenne américaine apparaît-elle dorénavant revêtir peu d'importance à leurs yeux. Le socialisme serait en outre tombé à l'eau d'après Surowiecki, et rien ne contraindrait plus désormais l'État à privilégier outre mesure la classe ouvrière.

Mais ceux de ces empereurs moghols qui considèrent ne plus avoir besoin du soutien de leur gouvernement national commettent une erreur colossale, tant il est vrai que la stabilité et l'ouverture des marchés à l'origine de leur richesse n'ont jamais autant dépendu de l'action de l'État.

En période de relative accalmie, le rôle des gouvernements dans l'élaboration et l'application des règles régissant le fonctionnement des marchés peut certes apparaître éclipsé, comme si les marchés opéraient sur pilote automatique, libérés d'une incommodante intervention étatique qu'il s'agirait d'éviter.

Les super-riches se souviennent de leur nationalité quand les choses tournent mal

Mais lorsque les nuages de la tempête économique pointent à nouveau sur l'horizon, chacun retourne s'abriter auprès de son gouvernement d'appartenance. C'est seulement alors que les attaches liant les grandes sociétés à leur terre natale apparaissent pleinement évidentes. Comme l'a intelligemment relevé l'ancien gouverneur de la Banque d'Angleterre Mervyn King en matière de finance, « les grandes banques mondiales vivent une existence à l'international, mais trouvent la mort sur le territoire national. »

Songez à la manière dont le gouvernement américain est intervenu pour garantir la stabilité financière et économique au cours de la crise financière mondiale de 2008-2009. Si l'État n'avait pas renfloué les grandes banques, le géant assureur AIG, ou encore le secteur automobile, et si la Réserve fédérale n'avait pas inondé l'économie de liquidités, la fortune des super-riches aurait subi un coup sévère. Beaucoup ont affirmé que l'État aurait dû se concentrer davantage sur le sauvetage des propriétaires de biens immobiliers ; il a néanmoins préféré soutenir les banques - une politique dont l'élite financière est la première à avoir bénéficié.

Les plus fortunés ne ressentent plus d'appartenance à la société,

Même en temps normal, les super-riches dépendent de l'assistance et de l'intervention de l'État. Le gouvernement a en grande partie financé les importantes recherches à l'origine de la révolution des technologies de l'information ainsi que de l'émergence d'entreprises telles qu'Apple et Microsoft.

Qui d'autre que l'État promulgue et fait respecter les droits d'auteur, les brevets ainsi que les marques protégeant la propriété intellectuelle, garantissant ainsi aux innovateurs les plus talentueux un flux régulier de bénéfices monopolistiques ? Qui d'autre que l'État subventionne ces établissements d'enseignement supérieur qui permettent de former une main d'œuvre qualifiée ? Enfin, n'est-ce-pas l'État qui négocie les accords commerciaux auprès des autres pays, de sorte que les entreprises nationales bénéficient d'un accès aux marchés étrangers ?

Si les plus fortunés considèrent aujourd'hui ne plus faire partie de la société, et ne plus avoir véritablement besoin de l'État, ce n'est nullement parce que cette croyance correspond à une réalité objective, mais bien davantage en raison de ce portait prédominant à notre époque consistant à dépeindre les marchés comme des entités autonomes fonctionnant sur leur propre carburant. Ce discours se répand en effet dans tous les pans de la société, autant chez les riches que dans la classe moyenne.

Pas de marchés prospères sans société, une évidence oubliée

Il ne s'agit pas ici d'espérer que les super-riches se comportent de manière moins égoïste que n'importe quel autre groupe. En effet, ce n'est pas tant leur individualisme qui entrave la marche d'une plus grande égalité et d'une meilleure inclusion sociale. L'obstacle le plus significatif en ce sens réside davantage dans l'absence de reconnaissance du fait que les marchés ne sauraient engendrer une prospérité durable - bénéfique pour chacun - à moins qu'ils soient appuyés par une société saine et une gouvernance appropriée.

Traduit de l'anglais par Martin Morel

Dani Rodrik, professeur de sciences sociales à l'Institute for Advanced Study de Princeton, dans le New Jersey, est l'auteur de l'ouvrage intitulé The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy.

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