Le manifeste des sans-dents

Augmenter les revenus des plus pauvres serait le meilleur moyen de soutenir la croissance. par Michel Santi

Pour les chanceux qui bénéficient encore d'un emploi, l'évolution de leur salaire s'est révélée pathétique ces dernières années. En fait, le revenu des salariés subit, depuis 2008, le tassement le plus spectaculaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Au même moment, par le jeu des licenciements, à la faveur de la réduction de leurs charges et de leurs coûts de production, par l'artifice du rachat de leurs propres actions cotées en bourse et enfin grâce à la générosité des subventions et autres crédits prodigués par les États, les entreprises n'ont jamais autant gagné.

Que ce soit en valeur nominale, ou en rapport avec le P.I.B. de leur pays de tutelle et de domicile, les grosses et moyennes entreprises enregistrent des records de bénéfices, tandis que leur Direction Générale a désormais achevé sa mue, délaissant la bonne vieille gouvernance au profit d'une ingénierie financière bien plus lucrative. Au passage, le petit groupe d'heureux élus - les « bien dentés » - s'accaparent et monopolisent un pourcentage toujours plus important de la richesse nationale.

 Stagnation des revenus et régression de l'activité

Pour autant, la juxtaposition de bourses atteignant et dépassant jour après jour des records de hausse, pendant qu'une proportion toujours plus importante de la population subit chômage et précarité, est choquante, contre-nature, au minimum incompréhensible pour le commun des mortels. Toutefois, à question complexe, réponse élémentaire. Le consommateur - qui est un salarié dont le revenu stagne, quand il ne régresse pas -  est en effet contraint de réduire ses dépenses avec, pour conséquence directe et immédiate, une érosion supplémentaire de l'activité économique, et donc du P.I.B. Ne soyons donc pas étonnés de sombrer dans la récession si - en termes réels - les entreprises paient leurs salariés toujours moins, tandis que, pour leur part, patrons et actionnaires sont toujours gagnants au grand jeu schizophrène de la spéculation boursière, du rachat d'action et du dividende en constante amélioration.

Aucune raison de sous payer ses salariés

 Autrement dit, pendant que l'obsession du profit rapide affame l'économie, assèche la misérable croissance résiduelle et sacrifie allègrement la création de valeur au long terme, le pouvoir d'achat du consommateur et les salaires des « vrais gens » déclinent et sont comme aspirés dans une irrésistible spirale baissière. Eh oui: la fameuse déflation n'a pas encore affecté les nantis! Et pour cause: les 500 compagnies composant l'indice boursier S&P n'ont-elles pas dépensé 1.500 milliards de dollars depuis 2010, non pour investir ni pour majorer les salaires, mais juste pour racheter leurs propres actions ?

Il n'y a, pourtant, aucune loi sacrée du capitalisme qui prescrit de sous-payer ses salariés. Le capitalisme ne signifie pas non plus, ni n'induit systématiquement, qu'il soit impératif d'augmenter encore et toujours plus ses bénéfices. Là aussi, pas besoin de s'égarer dans des raisonnements complexes, ni dans des prétextes politiques: le cercle très restreint qui contrôle capital et entreprises garde prosaïquement les richesses pour lui, tant et si bien que la gigantesque « armée de réserve » - c'est-à-dire nous - co-existe à côté - en fait: plutôt en-dessous - d'une infime minorité.

 S'intéresser aux "sans dents"

Pour autant, l'accent a été systématiquement mis, et l'attention toujours attirée ces dernières années, sur ce que les riches ont, sur ce qu'ils possèdent et sur ce qu'ils font (ou ne font pas), alors qu'il est désormais vital de s'intéresser de très près à ce dont la masse des « sans-dents » et des « peu-dentés » est privée. En d'autres termes : à ce qu'ils n'ont pas. A cet égard, il va de soi que la pauvreté peut être combattue, et efficacement jugulée, en réduisant la richesse des plus nantis. Et prenons garde à ne pas tomber dans le piège sempiternellement tendu, et à ne pas se laisser abuser par les grosses ficelles toujours invoquées, selon lesquels la réduction d'impôts en faveur des entreprises et des riches secrète naturellement la croissance. Car, en un certain sens, c'est la richesse des plus riches qui cause la pauvreté des plus pauvres !

 Pour une redistribution efficace

De même, ce n'est pas la création de nouvelles richesses - c'est-à-dire la croissance - qui améliorera nécessairement la condition des plus pauvres, qui sont le plus souvent privés de participer à ce festin ne profitant qu'à une infime minorité. Car, « repeat after me » : seule l'augmentation de son revenu permettra d'améliorer la condition du moins chanceux et du moins aisé. La progression de la production et la relance de la croissance ne bénéficient en effet pas systématiquement aux pauvres. Seule une redistribution efficace - voire agressive en certaines occasions - est à même de reclasser les membres les moins favorisés de notre société, et du même coup d'assurer une croissance stable et saine. Ne nous focalisons donc pas trop sur les statistiques d'une croissance qui reste un terme abstrait - et vide de sens - pour majorité toujours plus nombreuse.

 Savoir qui sont les riches

Voilà pourquoi il est fondamental de savoir précisément aujourd'hui qui sont les riches, et quel est le vrai montant de leur fortune. A travers les organismes gouvernementaux, grâce aux lois - voire en faisant appel à la police -, nous devons évaluer ces richesses et clairement en identifier les détenteurs. Afin de procéder à des transferts, afin de taxer - voire dans certains cas extrêmes de confisquer - et, ce, pour promouvoir la croissance, pour casser la spéculation et pour sortir les plus riches de leur bulle.

Michel Santi est directeur financier et directeur des marchés financiers chez Cristal Capital S.A. à Genève. Il a conseillé plusieurs banques centrales, après avoir été trader sur les marchés financiers. Il est l'auteur de :  "Splendeurs et misères du libéralisme", "Capitalism without conscience" et "L'Europe, chronique d'un fiasco politique et économique".

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Commentaires 22
à écrit le 11/09/2014 à 13:19
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Riches valeureux et fainéants de pauvres : il faut vouloir se donner bonne conscience ou se racheter une conduite pour annoncer une telle corrélation. Moi-même (56 ans) je suis fils d'ouvrier mais grâce aux bourses je suis allé jusqu'au doctorat d'i...

à écrit le 09/09/2014 à 6:44
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Bravo pour cet article.

à écrit le 09/09/2014 à 2:59
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J’aime bien vos articles Michel. Mais utiliser l’expression à la mode du moment « les sans dents » me déçois un peu.

à écrit le 08/09/2014 à 18:15
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Euh..je suis assez d'accord , mais vous sciez la branche sur laquelle vous vous vautrez !

le 08/09/2014 à 18:58
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Il ne scie rien du tout : il sait que le renforcement des inégalités aboutit toujours à un effondrement de la croissance et au final à une baisse des bénéfices, donc des dividendes et donc à une baisse des fortunes gérées en terme absolu. Rééquilibre...

le 08/09/2014 à 20:15
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Clair qu'il faut éradiquer la pauvreté en devenant tous milliardaires. En Allemagne, en 1931, ils étaient tous milliardaires, et ça a très bien marché. L'autre solution serait de flinguer le capitalisme, mais ce serait trop basique pour ceux qui en p...

à écrit le 08/09/2014 à 15:07
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Monsieur Santi, vous semblez, pardonnez-moi par avance, et n'hésitez pas à me dire si je me trompe, et veuillez excuser ma hardiesse tant en, naturellement, comprenant que vous vouliez sauver le système actuel, vous semblez devenir un peu de "gauche"...

à écrit le 08/09/2014 à 15:03
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C'est une blague ? Les riches sont riches parce qu'ils ont travaillé dur ! J'en connais moi des riches autour de moi, ils ont tous fait de longues études, et bossent non pas à 35h mais à 40/50h par semaine pour avoir un salaire décent ! Y'en a marre...

le 08/09/2014 à 17:11
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les riches sont riches parce qu'ils bossent et les pauvres pauvres parce qu'ils foutent rien!!! Dites moi: le monde est drôlement simple avec vous!!!

le 08/09/2014 à 18:20
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Certes ,Bettencourt , 33 millions d'euros de gains en un an , sans avoir travaillé un seul jour , juste les intérêts. Je sais moi ou est le cas social... 30% de dividendes en + en 2014 , on confisque ca et on éradique toute la pauvreté

le 08/09/2014 à 22:50
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Les riches sont riches essentiellement par héritage et il ni a aucun salarié riche

le 09/09/2014 à 6:57
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On peut travailler beaucoup + que vous et crever la dalle ... Vos études, personne ne vous a obligé ! Et vous savez ce qu 'on dit; + vous êtes c.. et = vous avez de chance d' être riche ...

le 09/09/2014 à 7:05
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+ 100 cresus -b henry botul -syfre - !

à écrit le 08/09/2014 à 13:41
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il n'a qu'à montrer l'exemple en donnat le montant de sa fortune et la partager. C'est facile de donner des ordres après il faut se les appliquer

à écrit le 08/09/2014 à 13:37
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Je partage cette idee. Comment faire redemarrer la croissance alors qu i n y a plus de pouvoir d achat. Preuve que l on se fout eperdument des pauvres sauf pour les ELECTIONS.

à écrit le 08/09/2014 à 12:21
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« Seule une redistribution efficace - voire agressive en certaines occasions - est à même de reclasser les membres les moins favorisés de notre société, et du même coup d'assurer une croissance stable et saine […] il est fondamental de savoir précisé...

le 08/09/2014 à 22:25
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un peu long le commentaire, pas envie de lire.

le 09/09/2014 à 7:02
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C 'est quoi ce " manuscrit " - Vous n' auriez pas pu simplifier " un peu " ? Mais bon ..

à écrit le 08/09/2014 à 12:11
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Dans une aire bien délimité et a taux zéro, la monnaie a tendance à circuler bien plus vite!

à écrit le 08/09/2014 à 12:10
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Ca existe encore des gars comme ça ?

à écrit le 08/09/2014 à 12:08
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Un peu d'air frais dans ce Monde anesthésié par la pensée néolibérale ambiante merci! Eh oui il peut y avoir une alternative même si pour l'instant cela reste malheureusement au niveau du rêve!

à écrit le 08/09/2014 à 11:56
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C'est tellement limpide de clarté et de bon-sens... Pour sûr ses idées vont être clouées au Pilori comme hérésie!

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