Keynes est-il une insulte ?

Par Michel Santi  |   |  896  mots
Alors que les néo-keynésiens prônent une intervention de l’État très limitée, visant seulement à stabiliser l'activité, à éviter la surchauffe ou la déprime, ils sont largement caricaturés. C'est l'économiste Hayek qui, le premier, a nourri la haine de Keynes.

Un homme de finance - issu des marchés - peut-il être keynésien? Question lancinante régulièrement adressée par des incrédules pour qui le keynésianisme est au même niveau qu'une injure. Après tout, la quasi-totalité des économistes, de la presse et des dirigeants européens ne sont-ils pas persuadés que le keynésianisme est une sorte de collectivisme, voire de communisme ? Certes, il est indéniable que Keynes était en faveur d'une redistribution et - donc - d'une certaine forme d'intervention étatique dans les rouages économiques. Pour autant, il n'y a aucune honte à s'affirmer keynésien alors même que l'on est financier.

 Les Néo-keynésiens cherchent simplement à réduire les risques de surchauffe ou de stagnation pour l'économie

Ainsi, le « Nouveau Keynésianisme », école de pensée américaine moderne, principalement représentée par les économistes contemporains Taylor et Mankiw, analyse-t-il les mécanismes de transmission de la politique monétaire sur l'activité économique. Rien de révolutionnaire donc, ni de marxiste-léniniste... Du reste, les concepteurs de ce Nouveau Keynésianisme - bien plus proches intellectuellement de Friedman que de Keynes, tous deux étant comme on le sait des adversaires irréductibles - sont aujourd'hui opposés à l'intervention de l'Etat et défavorables à une redistribution généreuse des richesses. Toujours est-il que, les mots ayant un sens, cette dénomination de Nouveau Keynésianisme n'a pas été choisie au hasard puisque les adeptes de cette école partent du principe que la politique monétaire et que les politiques fiscales et budgétaires sont fondamentalement des facteurs de stabilisation - ou de lissage - de l'économie. L'objectif des néo-keynésiens étant de réduire les risques et de préserver la confiance, sans remettre en question la structure même de l'édifice économique et social. Sans redistribuer ni réguler plus que de raison, mais en faisant simplement - et systématiquement - usage du levier des taux d'intérêt: en les remontant afin de ralentir l'économie pour lui éviter la surchauffe et vice-versa.

Pour une intervention "light"

La banque centrale et sa politique monétaire autoriseraient donc de juguler les récessions et - précisément - d'éviter que l'Etat ne s'implique outre mesure dans une économie dont les fondamentaux se seraient aggravés en l'absence de cette intervention minimale. Mieux vaudrait, en somme, une intervention « light » des pouvoirs publics à une intervention trop tardive, mais qui serait assurément plus invasive eu égard à la situation critique de l'économie livrée à elle même. Bref, le Nouveau Keynésianisme comme meilleur rempart contre le communisme, et comme pare feu contre les extrémismes... Précisément ce que préconisait Keynes en son temps, lui qui vivait à une époque où le communisme était une réalité - voire une menace - quotidiennes. Lui qui, en conséquence, préférait l'intervention lissante et apaisante de l'Etat à l'avènement d'un régime totalitaire et à l'élimination pure et simple du capitalisme, condamné à être sauvage parce que livré à lui-même et à ses forces contradictoires. Ou quand l'Etat intervient pour sauver le capitalisme de ses propres démons. Dans ce cadre là, le keynésianisme est précisément une alternative à l'Etat, en tous cas à un Etat qui se verrait contraint d'exercer sur l'économie une emprise d'autant plus envahissante que son état de dégradation serait aigu.

Hayek, à l'origine de la haine de Keynes

En réalité, le grand responsable de cette haine - au minimum de cette méfiance - du keynésianisme est Friedrich Hayek qui, en son temps, s'était déchaîné contre Keynes en prophétisant que ses théories mèneraient droit au totalitarisme. S'il est évident que Hayek s'est grossièrement trompé car les pays - souvent riches - qui ont appliqué les préceptes de Keynes depuis les années 1950 à ce jour n'ont sombré dans aucun extrémisme économique (et encore moins politique), son argumentation fallacieuse a trouvé un terreau favorable tant au sein des conservateurs-moralisateurs, que parmi un « mainstreem » médiatique trop souvent à leur botte.

Du coup, le keynésianisme fut assimilé à une quasi-tare intellectuelle et ses adeptes considérés comme membre d'une secte maléfique en quête de confiscation des biens par un Etat nécessairement tentaculaire. Regrettable posture, car il fut un temps où la société admettait l'intervention de l'Etat pour réguler les fondamentaux - et souvent les excès - des acteurs économiques. Époque désormais révolue car nous préférons aujourd'hui livrer nos vies - et celles des plus vulnérables - en pâture à la brutalité froide des marchés financiers. Qui, au bord du précipice comme en 2008, se convertissent au keynésianisme - et font appel aux pouvoirs et aux fonds publics pour les sauver - et qui le considèrent avec effroi ou avec dédain dès qu'ils n'en ont plus besoin.

 Michel Santi est directeur financier et directeur des marchés financiers chez Cristal Capital S.A. à Genève. Il a conseillé plusieurs banques centrales, après avoir été trader sur les marchés financiers. Il est l'auteur de : "Splendeurs et misères du libéralisme", "Capitalism without conscience" et "L'Europe, chroniques d'un fiasco économique et politique".

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