Pour en finir avec le modèle allemand

Par Jean-Jacques et Steve Ohana  |   |  1697  mots
A vouloir copier le modèle allemand, l'Europe s'enfonce. Il faut revoir d'urgence la gouvernance européenne. Par Jean-Jacques Ohana, président de Riskelia et Steve Ohana, professeur de finance à l'ESCP Europe

Six ans après le déclenchement de la grande crise économique de 2008, on ne peut que constater l'échec des réponses européennes à celle-ci. Avec une perte de plus de 2% de revenu réel par tête, un chômage de plus de 12% et 3% d'emplois perdus, la zone euro fait figure de lanterne rouge de la croissance mondiale.
Mais il y a de très fortes disparités au sein de ce naufrage global : tandis que l'Espagne et l'Italie et connaissent des taux de chômage respectifs de 24% et 12% et ont perdu respectivement 7 et 10% de leur revenu par tête entre 2008 et 2013, l'Allemagne, elle, est le seul grand pays de la zone euro à flirter avec le plein emploi et à voir son revenu réel par tête progresser sur la même période.

Les Européens se comparent et se divisent

Ces disparités entre économies de la zone euro nous empêchent de faire le bon diagnostic sur les origines de la crise et d'entreprendre les actions de solidarité nécessaires pour nous en sortir. Au lieu de se sentir parties prenantes d'un même destin, co-responsables d'un même échec, les Européens se comparent et se divisent. Les Allemands, qui ont le sentiment de récolter les fruits de leurs efforts passés, s'opposent aux différentes initiatives de relance de la demande européenne au prétexte qu'elles pourraient entraver la mise en œuvre des réformes douloureuses qu'ils rêvent d'imposer aux pays à plus faible croissance. De leur côté, les autres pays membres de la zone euro sont subjugués par l'indépassable « modèle allemand », qu'ils perçoivent comme l'alpha et l'oméga de la politique économique. Finalement, un consensus semble partagé par les politiques et l'opinion publique : c'est en imitant le « premier de la classe » que les « cancres » de la zone euro pourront sortir de la stagnation.

Une vision malheureusement erronée et contre productive.

Tout d'abord, les Européens ont une responsabilité largement partagée dans la genèse de cette crise. Les prêteurs français et allemands sont tout autant fautifs que les emprunteurs des pays « périphériques ». La BCE a maintenu jusqu'en 2006 des taux très bas en réponse aux ajustements douloureux de compétitivité menés en Allemagne, qui ont fortement pesé sur la croissance européenne. Ces taux très bas ont favorisé le développement de la bulle d'endettement (essentiellement privée) périphérique, qui a été directement financée par le surplus d'épargne allemand non investi dans l'économie domestique.

 Une politique de "cavalier solitaire"

Les divergences de compétitivité observées aujourd'hui entre Allemagne et autres pays sont le fait d'une politique de « cavalier solitaire » de l'Allemagne, dont le coût unitaire du travail a augmenté d'à peine plus de 0.5% par an sur la décennie 2000 et dont les salaires réels n'ont quasiment pas progressé sur la période. Pendant cette période, la forte progression des prix et des salaires dans les pays périphériques et en France a permis d'amortir les effets déflationnistes de l'ajustement de l'économie allemande. La forte croissance mondiale, en particulier dans les pays émergents, a également joué un rôle fondamental dans cet ajustement.

Les failles institutionnelles de la zone euro ont ensuite accentué les divergences qui sont apparues à l'arrivée de la crise en 2008-2009. Les pays périphériques ont connu une forte chute de leur demande intérieure suite à l'éclatement de leur bulle de crédit. Dans de telles circonstances, l'arme de la dévaluation aurait été très efficace pour aider ces pays à améliorer leur compétitivité sans sombrer dans la déflation. Déjà privés de l'arme monétaire, les pays périphériques de la zone euro n'ont pas pu compter non plus sur la solidarité des autres pays membres de la zone euro pour réaliser leur ajustement. Ils n'ont obtenu jusqu'en 2012 ni effacement de leurs dettes, ni relance budgétaire fédérale, ni même la promesse du rachat de leurs dettes publiques par la BCE sur les marchés.

Les taux d'intérêt réels restent trop élevés

L'ajustement de compétitivité, qui s'était opéré de manière symétrique entre Allemagne et autre pays dans les années 2000, a aujourd'hui un biais déflationniste : le manque d'inflation et l'absence de revalorisation significative des salaires en Allemagne ont poussé la plupart des pays périphériques (notamment l'Espagne) à adopter des politiques de « dévaluation interne » (baisse ou stagnation des prix et des salaires) qui accroissent le poids de leur dette relativement à leur revenu. Ces politiques détruisent la demande intérieure et pèsent en outre sur la compétitivité des pays, comme la France, qui n'ont pas (encore) engagé ces politiques.
L'absence de mutualisation des dettes publiques et des risques bancaires a conduit à une fragmentation des conditions de financement entre pays de la zone euro. Les taux réels en Espagne et en Italie se sont installés entre 1 et 2% par an depuis 2010, quand ceux de l'Allemagne ont été inférieurs à -0.5% . Cette hiérarchie de taux réels (inverse aux taux de croissance) est exactement à l'opposé de celle qui aurait prévalu hors du cadre de la monnaie unique.

La promesse de rachat des dettes italienne et espagnole par la BCE, intervenue à l'été 2012, a fait baisser les taux d'intérêt nominaux, mais pas significativement les taux réels, du fait de l'effondrement parallèle de l'inflation en zone euro. L'inflation est aujourd'hui inférieure à 0.5% par an, une évolution permise notamment par la baisse du bilan de la BCE tout au long des années 2013-2014.

Un multiplicateur budgétaire élevé en période de récession

Les pays périphériques n'ont pas non plus bénéficié de transferts ou d'investissements publics de la part des instances communautaires, ni de la recapitalisation directe de leurs banques par des fonds publics fédéraux. Pire, ils se sont vus imposer à partir de 2011 une cure d'austérité drastique, alors que, hormis en Grèce et au Portugal, leurs déficits étaient sous contrôle avant le déclenchement de la crise. La règle arbitraire des « 3% de déficits» qui préside à ces efforts n'est sous-tendue par aucune théorie économique sérieuse et oblige à accélérer les coupes quand la croissance fait défaut.

On estime à respectivement 4 et 5% du PIB potentiel les efforts de consolidation budgétaire respectifs de l'Italie et de l'Espagne depuis 2010 . L'effort a été de moins de 1.5% du PIB potentiel chez nos voisins allemands, du fait du niveau peu élevé de leurs déficits avant la crise. Quant à la France, ses efforts budgétaires ont été plus de deux fois plus importants qu'en Allemagne. Or, on sait que le « multiplicateur budgétaire », c'est-à-dire l'impact des efforts budgétaires sur le PIB (et donc sur les recettes fiscales) est d'autant plus fort que la demande intérieure est déprimée et que les efforts sont synchronisés entre partenaires.

La contraction budgétaire ne réduit pas la dette...

Une étude récente a estimé que la consolidation fiscale mise en œuvre dans les pays de la zone euro entre 2011 et 2013 nous a coûtés entre 14 et 20% de PIB, un résultat impliquant des multiplicateurs budgétaires compris entre 1.5 et 2.2 . Dans un tel contexte, les efforts budgétaires, en plus de détruire emplois et croissance, sont inaptes à maîtriser les déficits publics et la dette. Ils enferment donc les pays à fort déficit dans la position de « mauvais élèves » de la classe. C'est d'autant plus regrettable qu'au niveau actuel de taux d'intérêt, tout investissement public créerait des emplois sans dégrader notre ratio d'endettement.

Les banques centrles des Etats-Unis, Royaume Uni et Japon ont monétisé la dette

Au final, plus que le creusement logique et attendu de l'écart entre l'Allemagne et les autres pays, ce qui devrait mobiliser notre attention est le fait que les règles de gouvernance de la zone euro nous pénalisent collectivement par rapport aux autres grands pays avancés. Le Japon, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont tous en effet doté leur banque centrale d'un double mandat de stabilité des prix et de plein emploi. Ces pays, faisant le diagnostic précoce d'une crise de demande, ont monétisé une part importante de la dette publique pour maintenir leur taux plus bas que leur croissance nominale . Ils ont ainsi stimulé efficacement leur demande intérieure et facilité le désendettement de leur économie. De son côté, la zone euro, en promouvant des règles de gouvernance déflationnistes, s'est enfoncée dans le sable mouvant de la dette et a détruit méthodiquement son marché intérieur.

Refonder les bases de la gouvernance européenne

Une union monétaire est un écosystème faisant cohabiter des modèles économiques et démographiques différents. Lorsque des synergies sont organisées entre ces modèles, le marché intérieur est vitalisé, les ajustements de compétitivité moins douloureux et les risques efficacement mutualisés entre régions. Ce système de gouvernance mutuellement bénéfique pour tous les membres d'une union monétaire est à l'œuvre depuis des siècles au sein des grands Etats-nations. Il fut aussi partiellement appliqué au sein même de la zone euro avant le déclenchement de la crise. Mais toute vision collective du destin européen s'est brisée depuis que l'obsession des Européens est devenue celle de s'étalonner au modèle allemand. Un « fédéralisme » fondé sur la convergence à marche forcée vers les déficits 0, les « réformes structurelles », et « la baisse des coûts salariaux » ne peut que déboucher sur la dépression économique et la destruction de la démocratie en Europe. Il est urgent pour les Européens d'arrêter ce processus et de refonder les bases de la gouvernance européenne.

Jean-Jacques Ohana, président de Riskelia
Steve Ohana, professeur de finance à l'ESCP Europe