Austérité : quatre erreurs qui ont contribué à l'aveuglement collectif

Par Jean-Jacques et Steve Ohana  |   |  2407  mots
Les quatre arguments habituels servant à justifier les politiques d'austérité -la crise viendrait des finances publiques; il y a de la bonne austérité, pas toujours essayée; elle permet de maîtriser l'endettement; et il n'y as pas d'alternative - sont autant d'erreurs. par Jean-Jacques et Steve Ohana, président de Riskelia et professeur de finance à l'ESCP Europe

Depuis 2010, l'Europe n'a qu'une seule obsession : la soutenabilité de la dette publique. L'horizon indépassable des politiques économiques est devenu la maitrise des dépenses et des déficits publics. Or, de nombreux économistes ont alerté depuis 2010 sur l'absurdité des politiques de rigueur et les faits ne cessent depuis lors de leur donner raison. Si les peurs irrationnelles concernant les déficits publics ont été invalidées par les faits, c'est que l'intuition n'est pas toujours bonne conseillère en matière économique. L'économie est une discipline complexe qui ne se réduit pas à un simple exercice moral ou comptable.
Nous pointons dans cet article quatre erreurs de diagnostic à l'origine de notre aveuglement collectif sur la question de la dette publique.

1 La crise, liée à un manque de confiance quant à la soutenabilité des finances publiques?

Première erreur: la crise viendrait d'un manque de confiance quant à la soutenabilité des finances publiques.

Le raisonnement s'appuie sur deux types d'arguments. D'une part, les crises souveraines dans les pays périphériques ont montré que, quand la dette dépasse un certain seuil, les créanciers peuvent perdre confiance dans la capacité d'un gouvernement à honorer ses engagements. Le pays s'enfonce alors dans une spirale conjuguant hausse des taux et vente frénétique de titres de dettes sur les marchés. D'autre part, lorsque le gouvernement est trop fortement endetté, les acteurs économiques, inquiets d'une possible crise souveraine et anticipant une hausse probable de la fiscalité pour éponger les déficits publics, se mettent à épargner au lieu d'investir.
En réponse à ces arguments, on peut d'abord observer que la hausse de l'endettement public est la conséquence et non la cause de la crise actuelle de demande. Ainsi, en Espagne et en Italie, le stock de dette privée a augmenté de respectivement 100% et 30% du PIB entre 2000 et 2007, pendant que les stocks de dettes publiques baissaient de respectivement 23% et 5% du PIB sur la même période.

Quant à la dette publique de la zone euro, elle a baissé de 69% à 66% entre 2000 et 2007, pour finalement s'établir au niveau de 96% en 2014. Au final, parmi les pays victimes d'attaques sur leurs dettes, seuls la Grèce et le Portugal ont vu leur dette publique augmenter entre 2000 et 2007. Ce n'est donc pas principalement la hausse de l'endettement public mais celle de la dette privée qui est à l'origine de la crise survenue en 2008. La hausse de l'endettement public après 2008 est la conséquence de l'affaissement de la demande privée et du sauvetage du système bancaire qui ont suivi l'éclatement de la bulle d'endettement privé.

D'autre part, les paniques sur les dettes souveraines périphériques se sont arrêtées dès que la BCE a annoncé être prête à assumer son rôle de prêteur en dernier ressort des Etats en juillet 2012 (annonce qui allait être suivie en septembre 2012 du lancement officiel de l'Outright Monetary Transactions, ou OMT). L'économiste Paul de Grauwe a d'ailleurs montré une corrélation très forte entre le niveau des taux d'intérêt avant l'annonce de l'OMT et leur baisse après cette annonce : les pays, comme la Grèce, dont les taux étaient les plus élevés avant l'OMT sont ceux dont les taux se sont les plus effondrés après l'annonce de l'OMT. Il en conclut que les paniques auto-réalisatrices liées à l'absence d'un prêteur en dernier ressort ont été le moteur le plus important de la hausse des primes de risque périphériques jusqu'en 2012. Le fait que le Japon, avec son ratio de dette supérieur à 240% du PIB, et les Etats-Unis et le Royaume-Uni, avec leur endettement et leurs déficits pourtant supérieurs à ceux de la zone euro, n'aient jamais subi d'attaques, démontre l'importance de l'existence d'un prêteur en dernier ressort pour prévenir des épisodes de panique collective et irrationnelle chez les détenteurs de dette publique.

Enfin, si le niveau d'endettement public était véritablement un frein important à la demande privée, on n'aurait pas vu l'investissement privé repartir vigoureusement aux Etats-Unis, un pays dont le niveau dette et de déficit publics sont pourtant plus importants qu'en zone euro.

2 Une bonne austérité, que nous n'aurions pas encore essayée?

Deuxième erreur : nous n'aurions pas encore vraiment essayé la vraie (ou la bonne) austérité jusqu'à présent

Cet argument affirme en somme que, si l'austérité a échoué, c'est parce qu'elle n'a pas été encore réellement essayée. Pour étayer cet argument, on avance généralement le niveau toujours relativement élevé de nos déficits publics. Il faut ici rappeler que l'effort budgétaire ne se mesure pas par le niveau des déficits mais par leur dynamique, en particulier celle de la balance structurelle primaire (la balance budgétaire hors intérêts de la dette corrigée de l'effet du cycle, qui est d'ailleurs déjà positive en zone euro aujourd'hui). Or, le déficit structurel a baissé d'en moyenne 3.5% du PIB potentiel entre 2010 et 2014 dans la zone euro (le chiffre est le même pour la France). On a donc bien mené une expérience de consolidation budgétaire synchronisée dans les pays européens, une expérience dont les résultats peuvent être évalués aujourd'hui.
Alternativement, on peut entendre l'argument selon lequel la France, en montant les impôts, a pratiqué la « mauvaise » austérité. Faisons une vraie politique d'austérité (celle consistant à baisser les dépenses publiques), et alors elle fonctionnera ! Or, la France fait figure d'exception parmi les pays de la zone euro : 60% des efforts budgétaires réalisés dans la zone euro entre 2011 et 2013 ont porté sur les dépenses (et 60% des coupes de dépenses ont porté sur la diminution des transferts sociaux).

3 L'austérité, efficace pour maîtriser l'endettement et restaurer la confiance?

Troisième erreur : l'austérité serait un moyen efficace de maîtriser l'endettement et restaurer la confiance.

Cette conception procède d'un raisonnement apparemment simple et de bon sens : c'est en réduisant les dépenses qu'un Etat va être en mesure de réduire ses déficits et donc de maîtriser la progression de sa dette.
En réalité, l'évolution des déficits publics est régie non seulement par la dynamique des dépenses mais aussi par celle des recettes. Cette-dernière dépend étroitement de l'activité économique... elle-même influencée par la dynamique des dépenses publiques. Quant au ratio dette/PIB, il est gouverné non seulement par les déficits publics, mais aussi par les intérêts sur la dette et la croissance nominale du PIB.

Ainsi, l'effet d'une réduction des dépenses sur les déficits et la dette ne peut être évalué « toutes choses égales par ailleurs ». Il est nécessaire d'analyser son impact sur la croissance, les recettes fiscales, les taux d'intérêt et l'inflation. Or, tous ces impacts sont fortement dépendants du contexte macroéconomique. Dans un contexte de croissance et de taux d'intérêt « normaux », une baisse des dépenses peut stimuler l'investissement privé et contribuer à réduire l'endettement public via la baisse des taux d'intérêt. Au contraire, dans un contexte de taux déjà nuls et de croissance dégradée, des études universitaires récentes, y compris au sein de la Commission Européenne (la supposée gardienne de l'orthodoxie budgétaire), ont mis en évidence que la baisse synchronisée des dépenses publiques entre partenaires européens a eu un impact négatif très fort sur la croissance (plus fort encore d'ailleurs que celui qu'aurait pu avoir une augmentation des impôts...), réduit le taux d'inflation, augmenté les taux réels et dégradé la dynamique du ratio dette/PIB.

Ce phénomène a été parfaitement illustré par l'évolution des ratios d'endettement des pays périphériques, qui, malgré les cures d'austérité qui leur ont été imposées (on estime à respectivement 4 et 5% du PIB potentiel les efforts de consolidation budgétaire respectifs de l'Italie et de l'Espagne depuis 2010), ont tous fortement augmenté depuis 2010 : +15% en Italie, +37% en Espagne...

4 Pas d'alternative?

Quatrième erreur : il n'y a de toutes façons pas d'autre politique possible

Le « raisonnement » est le suivant : l'Etat, de la même façon qu'un ménage, « ne peut éternellement dépenser plus qu'il ne gagne », « il s'est trop endetté par le passé », « il n'a plus d'argent », « ses caisses sont vides », « les créanciers vont finir par fuir et les taux par augmenter comme en Grèce » etc.
Or, les déficits publics, à la différence de ceux d'un ménage ou d'une entreprise, jouent le rôle de stabilisateurs macroéconomiques. Des déficits publics élevés sont le reflet du désir d'épargne du secteur privé, un désir d'épargne qui se manifeste notamment par le taux très bas auquel la France et les autres pays européens empruntent aujourd'hui (le taux de l'obligation émise par l'Etat français à 10 ans est passé de 3.4% en 2010 à 1.25% récemment, le niveau le plus bas de son histoire). Quand le secteur privé veut ou doit se désendetter, le gouvernement doit réaliser des déficits pour maintenir la demande. Si le secteur public comprime ses dépenses dans un cycle de désendettement du secteur privé, sans assouplissement monétaire et sans croissance extérieure dynamique, le résultat est celui que nous constatons aujourd'hui : la contraction de l'activité économique et l'enlisement dans une trappe où ratio de dette élevé, faible demande et faible inflation s'entretiennent mutuellement.
D'autre part, à la différence d'un ménage ou d'une entreprise, il n'y a aucune limite théorique à ce qu'un Etat peut dépenser, ni à la quantité de dette qu'il est capable d'émettre sur les marchés. Nos ratios de dette publique, certes impressionnants au regard de l'histoire récente, restent moins élevés qu'au sortir de la seconde guerre mondiale. Il n'y a rien de particulièrement étonnant à les voir atteindre un niveau de 100% du PIB après la survenance d'une crise centennale comme celle que nous connaissons depuis 2008.

L'erreur de Reinhart et Rogoff

Les résultats de Reinhart et Rogoff semblant indiquer un affaissement de la croissance future au-delà d'un ratio de dette de 90% reposaient en réalité sur une série de choix arbitraires et d'erreurs de données. L'article en question n'établissait par ailleurs aucun lien de causalité entre dette publique élevée et croissance future faible (des études postérieures suggèrent que la causalité va probablement dans le sens opposé). De plus, Les Etats ont, comme nous l'avons vu plus haut, une faculté que n'ont pas les acteurs privés : celle de « monétiser » leur dette publique quand celle-ci est émise dans leur monnaie (ceci vaut y compris pour les pays de la zone euro depuis l'OMT).

Cette possibilité, permise par l'achat par la Banque Centrale de titres de dettes sur le marché, rend très improbables des crises de panique sur la dette publique, telles que celles observées sur les dettes privées ou sur les États émettant dans une monnaie étrangère. Le seul contexte pouvant compromettre l'usage de l'arme de la monétisation pour un Etat émettant dans sa propre monnaie serait la présence d'une inflation forte. Or, l'ensemble des grands pays avancés, particulièrement ceux de la zone euro, font précisément face aujourd'hui au problème inverse, celui d'un manque chronique d'inflation. Dans ce contexte, comme le conclut l'économiste Paul Krugman, ce ne sont pas les déficits publics que les Etats doivent craindre mais plutôt la déflation.
Enfin, plusieurs économistes, y compris au sein du FMI (pourtant surnommé « It's Mostly Fiscal » en raison de son conservatisme en matière fiscale), ont récemment pointé le fait que, dans le contexte actuel d'épargne surabondante, tout plan d'investissement public stimulerait fortement croissance et création d'emplois sans dégrader nos ratios d'endettement. Par ailleurs, l'histoire financière, ainsi que l'expérience actuelle du Japon, du Royaume-Uni et des Etats-Unis, nous enseignent que les cycles de désendettement privé sont grandement facilités par une politique monétaire d'achat de titres de dettes publiques par la Banque Centrale visant à maintenir les taux nominaux durablement plus bas que la croissance nominale. Ce type de politique permet même de combiner déficits élevés et maîtrise du ratio de dette publique, comme est en train de le montrer le Japon.
Comment donc expliquer la poursuite aveugle de l'austérité aujourd'hui ?

L'austérité, une "idée zombie"

Au final, tous les arguments économiques en faveur de l'austérité budgétaire tombent : celle-ci n'est ni nécessaire pour éviter une crise de défiance sur la dette, ni efficace pour maîtriser notre endettement. Il n'y a rien, au regard de la science économique, qui permette de justifier ces politiques. Au contraire, la théorie économique préconiserait non seulement de les suspendre, mais de les inverser. Le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz qualifie le discours pro-austérité « d'idée zombie », survivant envers et contre tout à sa disqualification par la théorie économique et par les faits.
Le conformisme intellectuel ambiant est bien sûr un facteur explicatif de cette situation : une doxa s'est progressivement incrustée dans les esprits, associant arguments pro-austérité à un gage de « sérieux » et discours pro-relance à une forme d'hérésie. Mais le blocage est également de nature politique : nos dirigeants sont prisonniers d'engagements antérieurs (pacte de stabilité notamment), qui se retrouvent aujourd'hui en décalage complet avec l'évolution du contexte macroéconomique. Il est politiquement et moralement coûteux pour nos responsables politiques de reconnaître qu'ils se sont trompés, surtout quand cette erreur a consisté à imposer des sacrifices aussi lourds qu'inutiles aux populations. La théorie dite de « justification de l'effort » d'Aronson et Mills explique que les individus cherchent naturellement à justifier et valoriser les efforts accomplis par le passé, et ce quel qu'en soit le résultat objectif.
Cet épisode d'aveuglement collectif suscitera sans nul doute l'intérêt des historiens dans les décennies à venir, surtout si, comme dans les années 30, il devait se solder par un rejet massif des principaux partis de gouvernement dans les urnes.

Jean-Jacques Ohana, président de Riskelia
Steve Ohana, professeur de finance à l'ESCP Europe