Une Allemagne angoissée

Par Michel Santi*  |   |  954  mots
L'histoire explique largement l'attitude bornée des allemands à l'égard de l'austérité et de la monnaie. Par Michel Santi, économiste.

L'attitude bornée des allemands vis-à-vis de l'austérité, de la monnaie et de l'argent en général est totalement contre-productive - voire franchement néfaste - dans le contexte européen actuel. Une certitude néanmoins: elle est sincère! En fait, le comportement des allemands ne se comprend qu'à l'aune de leur Histoire pour le moins tourmentée. Le pain ne valait-il pas 400 milliards de marks en 1923 - au summum de l' hyperinflation - tandis qu'un kilo de beurre s'échangeait pour environ 600 milliards de marks ?

 Les brouettes de billets...

Epoque invraisemblable où les patrons en étaient réduits à libérer leurs ouvriers et leurs salariés quelques heures en milieu de journée, afin de disposer de suffisamment de temps pour les payer, c'est-à-dire pour compter les sommes pharamineuses destinées à remplir les sacs de jute qui contiendraient leur salaire journalier. Et afin que le salarié puise, à son tour, faire ses emplettes quotidiennes - parfois avec des brouettes remplies de billets - et se dépêcher de dépenser tous ces marks avant qu'ils ne perdent davantage de valeur ! Quand il n'utilisait pas ces billets pour sa cheminée ou comme papier peint...

 Contraints de rendre leurs billets de banque en 1948

Comment ne pas comprendre dès lors cette aversion des allemands pour cette période cauchemardesque de leur histoire ? Reflétée par Hitler en personne qui déclarait que "l'inflation est un manque de discipline", se faisant en cela l'écho de l'ensemble de la population allemande, d'hier et d'aujourd'hui. Ce qui ne l'a évidemment pas empêché d'activer frénétiquement sa planche à billets pendant qu'il était au pouvoir afin de financer sa folie destructrice, ne parvenant à maîtriser l'inflation que par une politique dictatoriale de contrôle des prix et des salaires. Lesquelles mesures strictes furent maintenues par les alliés, avec pour résultante une explosion du marché noir et un nouveau coup dur porté au mark!

Les allemands n'étaient cependant pas encore au bout de leurs peines puisque la réforme monétaire de juin 1948 les contraignit à rendre la totalité de leurs billets de banque car le nouveau deutsche mark vaudrait désormais 10 reichsmarks, vaporisant ainsi 90% de leur épargne !

 L'absorption des marks de l'Est, pour abandonner la sacro-sainte monnaie douze ans plus tard

Pour autant, ce psychodrame monétaire n'était pas encore clos. En effet, dans le cadre de l'intégration de l'Allemagne de l'Est, l'Ouest n'eut-elle pas l'élégance d'absorber des "ostmarks" qui ne valaient plus rien à la parité avec le tout puissant D-mark ? ... pour renoncer douze ans plus tard à cette monnaie dont ils étaient si fiers et l'échanger contre des euros! Cette succession de malheurs, de chocs, de banqueroutes et de traumatismes éclairent donc sous une tout autre lueur l'attitude inébranlable d'un peuple allemand excédé par l'instabilité et qui porte dans son inconscient collectif - en tout cas dans son Histoire douloureuse - les stigmates d'une mauvaise gestion séculaire. Ne soyons donc pas étonnés que l'Allemagne, qui affiche une des économies les plus modernes au monde, soit également une des nations du monde où les espèces sont le plus manipulées, utilisées et thésaurisées.

Un goût prononcé pour le liquide

Plus de 80% des transactions commerciales à l'intérieur du pays sont en effet réalisées en cash en Allemagne et, ce, y compris pour les opérations impliquant des montants importants. Des statistiques ont ainsi établi que seuls 18% de paiements y étaient réglés par carte bancaire, par rapport à un chiffre qui dépasse 50% en France. Sachant que le citoyen allemand détient dans son porte monnaie deux fois plus d'espèces que le citoyen occidental moyen. De fait, les populations ayant subi des crises et des faillites bancaires sont traditionnellement beaucoup plus friandes en cash, car elles ne font pas confiance - comme on les comprend! - aux dépôts bancaires. Tout le monde a en mémoire, ou a déjà visité, des pays émergents ou en développement où le dollar est roi. Une étude de la Réserve fédérale de New York a même révélé que le traumatisme d'une inflation très élevée se transmet à la génération suivante qui, elle aussi, privilégie le billet vert à sa propre monnaie.

 Un comportement de fourmi

S'il semble évident que de tels mécanismes sont à l'œuvre dans la psyché des allemands, leur attachement au cash relève également d'un réflexe bien plus prosaïque, voire primitif. Ils partent effectivement du principe - qu'ils appliquent! - selon lequel ils ne peuvent se permettre de dépenser plus que le contenu de leur porte monnaie. L'usage du cash les autorise donc à mieux gérer leur train de vie, un peu comme la fourmi rationnerait son garde manger. Réflexe ancestral par excellence typique de ce peuple chez qui le terme de dette —Schulden—provient de celui de culpabilité - Schuld ! Voilà pourquoi les crédits à la consommation sont si bas en Allemagne. Voilà pourquoi ce pays compte un des plus petits nombre de propriétaires immobiliers au monde: du fait de l'aversion de ses citoyens à la dette, y compris hypothécaire. Signe infaillible qui démontre un manque de confiance des allemands en l'avenir.

 Michel Santi est directeur financier et directeur des marchés financiers chez Cristal Capital S.A. à Genève. Il a conseillé plusieurs banques centrales, après avoir été trader sur les marchés financiers. Il est l'auteur de : "Splendeurs et misères du libéralisme", "Capitalism without conscience" et "L'Europe, chroniques d'un fiasco économique et politique".

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