L'ingénierie française en danger !

En raison de la multiplication de structures para publiques qui faussent la concurrence, l’ingénierie française est en danger. Par Dominique Sutra del Galy, CINOV (syndicats des métiers de la prestation intellectuelle du Conseil, de l’ingénierie et du Numérique)

Le débat sur la transition énergétique vient de nous donner une fois de plus un aperçu des
changements à l'œuvre. Notre environnement d'aujourd'hui et encore plus celui de demain, exigeront une ingénierie polyvalente, innovante et de qualité sur l'ensemble du territoire pour accompagner aussi bien les petites et moyennes entreprises, que les collectivités locales. Il nous faut donc disposer rapidement d'une ingénierie techniquement performante quels que soient les lieux d'exercice. La performance est le socle préalable et nécessaire au développement de l'ingénierie, à la capacité d'innovation. Elle est, de plus, indispensable à l'émergence de nombreux projets et un appui aux maîtres d'ouvrage, notamment publics. L'ingénierie joue ainsi un rôle important de levier pour l'activité économique et la création d'emplois. Méconnaître cette réalité économique et sociale serait désastreuse pour notre potentiel de croissance.

La fin de ingénierie publique d'Etat et ses conséquences

Depuis la suppression de l'ingénierie publique de l'Etat au niveau des DDE, de nombreux
départements créent des entités d'ingénierie publique sous diverses formes (Agences, associations...) au service des collectivités locales, notamment des plus petites. De nombreuses structures publiques ou parapubliques (SPL, agences départementales, CEREMA, etc.) voient le jour et remplissent des missions qui sont traditionnellement assumées par les prestataires privés. Une part croissante de ces missions d'ingénierie, voire de maîtrise d'œuvre, est alors confiée à ces entités sans mise en concurrence (règle du « in house »). Alors que le dispositif dit du « in house », devait rester une exception, aujourd'hui il prospère de manière totalement incontrôlée. A titre d'illustration, citons le nombre croissant de Sociétés Publiques Locales, dont les périmètres géographiques sont de plus en plus larges avec des objets toujours plus diversifiés (construction, aménagement, assainissement etc.). Ces sociétés permettent aux collectivités locales d'avoir recours à des sociétés commerciales,  dont elles détiennent le capital, pour prendre en charge des activités de plus en plus variées sans mise en concurrence, en vertu du principe du « in house ».

Le phénomène n'est d'ailleurs pas circonscrit à l'ingénierie et à la maîtrise d'œuvre, mais
concerne de plus en plus de secteurs économiques, aussi variés que les éditeurs de logiciels, le
tourisme, le conseil... Ainsi voit-on les chambres consulaires, CCI en tête, de nombreux offices, agences de type ON ou les ONG subventionnées, s'orienter vers des activités de conseil, de formation, d'études, etc. dans le secteur concurrentiel. L'ampleur du développement des entités susvisées est telle qu'il devient un véritable sujet politique, voire de société. Quel devrait être le rôle de la puissance publique ? Doit-elle se substituer à l'initiative privée ? Veut-on collectiviser l'activité économique ? A-t-on délibérément et démocratiquement choisi une telle voie ou est-ce une conséquence non contrôlée d'une sphère publique trop large qui sort de ces missions originelles et qui pour survivre cannibalise le secteur concurrentiel qui la finance par ailleurs ? Après « le trop d'impôt tue l'impôt », n'assisterait-on pas à un nouvel adage selon lequel « trop de public tue le public » ?

Il est grand temps d'avoir un débat démocratique sur le sujet, tellement le phénomène est
devenu massif et insoutenable pour les ingénieries, mais également pour beaucoup d'autres secteurs

Dans notre secteur, ces structures publiques ou parapubliques qui disposent de ressources généreuses et publiques, absorbent actuellement une part croissante des marchés soumis à
concurrence (lorsqu'ils subsistent et échappent au « in house »), grâce à une pratique tarifaire trop souvent déconnectée des prix de revient économiques réels. Cette concurrence, manifestement déloyale, met aujourd'hui gravement en danger l'ensemble de nos métiers.

Les conséquences économiques supportées par les entreprises privées sont d'une part une baisse du volume des appels d'offres, et dans les cas où ces derniers ont lieu, des situations de
concurrence faussée. En effet, même s'il existe une comptabilité analytique sincère, de nombreuses charges sont minorées (loyers, taxes non acquittées, etc.). Aujourd'hui, le secteur de la maîtrise d'œuvre et de l'ingénierie privée représente plus de 300 000 emplois et 70 000 entreprises, dont 97% comptent moins de 50 salariés et représentent des acteurs majeurs du développement local, sans compter les entreprises sous statut libéral sans salarié estimées à 40 000. Ce sont des dizaines de milliers d'emplois qui vont rapidement disparaître du fait de l'activité de ces nouvelles structures publiques. Aujourd'hui de nombreuses organisations se sont regroupées sur ce sujet : l'Union Nationale des Syndicats français d'Architecture (UNSFA), l'Union Nationale des Economistes de la Construction (UNTEC), l'Association des Consultants en Aménagement et Développement des Territoires (ACAD), la Confédération des Experts Fonciers (CEF), la Compagnie Nationale des Ingénieurs et Experts Forestiers et Expert Bois (CNIEFEB), l'Union Nationale des Géomètres Experts

Autre conséquence, encore plus pernicieuse, l'instauration de prix de référence totalement
faussés et déconnectés de la vraie économie (car les réels coûts supportés par le privé sont masqués par ceux du public). Les prix de référence deviennent alors peu à peu ceux des structures publiques et nous entrons alors dans le cercle vicieux « prix bas - qualité à la baisse - perte de compétence - disparition d'entreprises ». Avec les graves conséquences que l'on peut connaître sur la perte de savoir-faire, la baisse de la qualité, etc.

Cette question de la course au prix bas, avec les conséquences bien connues que nous venons de rappeler, est aggravée par un véritable « climat de peur» chez les élus locaux qui craignent
sans cesse de se voir accusés de favoritisme, et qui transmettent ce sentiment amplifié aux
fonctionnaires territoriaux. Aussi et par facilité, la sélection lors des appels d'offres se fait quasi automatiquement à partir d'un seul critère : le prix. On consolide ainsi le règne du « moins disant », même si par ailleurs on affiche la recherche du politiquement correct « mieux disant ».

Il est donc aujourd'hui urgent de réagir et de redéfinir les relations entre la maîtrise d'œuvre et les donneurs d'ordres publics (loi MOP et règles de passation des marchés publics) afin d'éviter les situations de spoliation du marché ou de concurrence déloyale par les structures publiques et parapubliques. Sans réaction politique forte, les ingénieurs, architectes, économistes de la construction et bien d'autres seront condamnés à devenir des salariés des structures publiques et parapubliques. Ce serait alors une menace forte pour la création d'entreprises et pour l'innovation architecturale, environnementale et technologique française. C'est d'autant plus vrai qu'au regard des contraintes auxquelles sont soumises les finances publiques locales et le niveau sans cesse relevé des ingénieries demandées, il est quasi certain que l'ingénierie publique ne pourra suppléer demain une ingénierie privée qu'elle aura en grande partie affaiblie, voire fait disparaître.

La situation est aujourd'hui alarmante, et nous appelons sans délai l'Etat et les collectivités à
s'attacher des compétences pour une maîtrise de la gestion des services publics, tout en créant les conditions d'un développement des ingénieries privées avec de réelles synergies entre les secteurs publics et privés. Les conditions et modalités de ces complémentarités sont à imaginer et à mettre en place entre les représentants des maîtrises d'ouvrage publics, des ingénieries et maîtrises d'œuvre privées. Il s'agit d'un projet non seulement gagnant-gagnant pour les acteurs concernés, mais aussi et surtout pour les usagers et l'intérêt général. L'usager, car il bénéficiera d'ouvrages de qualité, sécurisés et performants, et l'intérêt général, car nous construirons une maîtrise d'œuvre performante pourvoyeuse d'emplois locaux, d'innovation et de richesse. Cela correspond au modèle productif décentralisé que la transition énergétique annonce et qui demain pourrait devenir la norme. Notre pays doit pouvoir compter sur le maillage structuré et organisé d'une ingénierie indépendante et des architectes sur lequel pourront s'appuyer les initiatives tant publiques que privées sur le terrain. Nous le savons, concevoir des équipements durables et de qualité implique un renforcement des phases d'études et de conseils qui garantissent in fine des gains économiques et de qualité. Nous
demandons que soient strictement encadrées les missions des entreprises locales publiques et
qu'une réflexion soit menée sur le coût induit sur le service public de leur développement entropique et des charges de fonctionnement afférentes.

Par ailleurs, les élus locaux ne peuvent se limiter dans leur gouvernance à un rôle de seul
donneur d'ordre, ils se doivent comme politiques d'avoir une vision plus large, englobant la
performance de nos territoires et la compétitivité de ses acteurs économiques. La commande publique a toujours été dans notre pays un instrument de politique économique, la transparence et le libre accès à cette commande sont des principes fondamentaux qu'il faut préserver.

Dominique SUTRA DEL GALY

CINOV (www.cinov.fr)

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Commentaires 10
à écrit le 12/11/2014 à 11:57
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C'est exactement le même problème dans le domaine de l'intelligence économique (services de veille...) : de plus en plus de structures para-publiques (agences régionales, agences créées par des CCI...) dament le pion aux entreprises privées tels que ...

à écrit le 11/11/2014 à 18:09
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tel est pris qui croyait prendre! la suppression de l’ingénierie publique de l'Etat qui ne concernait principalement que des champs d'activité où le privé n'était pas présent et sur des territoires où l'absence de prestataires était évidente était ré...

le 12/11/2014 à 17:05
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Cette répartie est bien attristante car La Défense des intérêts serait reele si ces agences publiques ou ces services ne finissaient par par coûter infiniement plus cher que l'Ingenierie privé qui plus est avec souvent des compétences unfiniements mo...

à écrit le 11/11/2014 à 11:51
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Superbe analyse de haute tenue. Bravo

à écrit le 11/11/2014 à 11:42
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Mais bon sang, quand allez vous arrêter de constamment crier "au loup" ? !!! Plus personne ne croit à ces effets d'annonce... Le suicide français, la dégringolade, la catastrophe, la mort du petit commerce, la fin du monde paysan, la perte de l'indus...

à écrit le 10/11/2014 à 13:37
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50 milliards de dépences publiques pour les 1250 organismes d'Etat (sans résultats), 40 milliards de dépences publiques pour les aides à l'emploi (sans résultats), 40 milliards de dépences publiques pour la politique du logement (sans résultats), 30 ...

à écrit le 10/11/2014 à 13:17
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Toute décision est liée à un calcul économique qui met en comparaison le cout du travail avec le prix de l'énergie.

le 11/11/2014 à 7:14
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Il doit y avoir une position d'équilibre entre cout du travail et prix de l'énergie que l'on peut atteindre progressivement en répartissant les charges sociales sur le travail et sur l'énergie.

à écrit le 10/11/2014 à 13:13
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Une solution pourrait consister à donner "un juste prix" à l'énergie. En effet, l'énergie remplace le travail en assurant des gains de productivité. Aidez-moi à exprimer ce que je ressens. "Il faut basculer la fiscalité du travail sur la fiscalité én...

le 11/11/2014 à 4:30
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...ce qui se conçoit aisément ce définit facilement....

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