Halte aux idées reçues sur les 35 heures !

Par Jacques Barthélémy et Gilbert Cette  |   |  1537  mots
Les 35 heures n'ont rien d'un carcan, contrairement à ce qui est souvent affirmé. En revanche, la complexité de la législation freine le dynamisme des entreprises. Comment en sortir? par Jacques Barthélémy, avocat - Conseil en droit social, ancien professeur associé à la faculté de droit de Montpellier et Gilbert Cette, professeur associé à l'Université d'Aix-Marseille

Le débat sur les 35 heures est souvent biaisé. Les difficultés ne sont pas là où on les imagine. Voilà quelques vérités utiles à souligner.

Rien n'interdit un horaire supérieur à 35 heures

Au nom de l'efficacité économique, donc de l'emploi, des politiques, des représentants d'organisations patronales et des chercheurs invitent fortement à permettre aux entreprises de pratiquer un horaire collectif supérieur à 35 heures. Mais rien n'interdit aujourd'hui de dépasser ce seuil ! Depuis l'ordonnance des 39 heures en 1982 jusqu'à la loi du 20 août 2008, on n'a cessé de libérer les entreprises de contraintes en matière d'aspects quantitatifs de la durée du travail. Sous l'emprise de la loi des 40 heures, aucune heure supplémentaire ne pouvait être effectuée sans l'autorisation de l'inspecteur du travail ; on a remplacé en 1982 ce régime d'autorisation par un simple régime de déclaration dans la limite d'un contingent annuel qui non seulement n'a cessé d'augmenter (il est maintenant de 220 h par an) mais auquel on peut déroger aujourd'hui par simple accord d'entreprise, et on a supprimé le repos compensateur de 50 % sur les heures travaillées au-delà de la 41e heure par semaine.

Par un simple accord d'entreprise, on peut réduire la majoration du taux des heures supplémentaires à seulement 10 %. En outre, il résulte de textes supranationaux, tels la charte sociale européenne de 1961 révisée en 1995, que le taux de rémunération doit être plus élevé, au-delà d'un certain seuil. On peut certes décider de relever ce seuil, mais supprimer toute durée légale est impossible de ce fait.


Le "carcan" des 35 heures n'existe pas

Dans le même esprit, parler du 'carcan des 35 heures' n'a aucun sens et ceci pour deux raisons. D'abord cette expression part de l'idée que les règles relatives à la répartition de l'horaire collectif et à l'aménagement des temps de travail sont fixées réglementairement et donc, étant imposées à l'entreprise, ne tiennent pas compte des spécificités de la branche ou de l'entreprise. Cette idée est totalement fausse. Par le processus entamé par l'ordonnance des 39 heures et poursuivi ensuite, la semaine,  jadis module impératif, est devenue un simple module de droit commun et l'horaire collectif, jadis impératif, est devenu un simple horaire de référence, entrées et sorties décalées étant très aisées à mettre en place. Ensuite depuis la loi du 20 août 2008, on a renversé la hiérarchie des normes, l'accord d'entreprise étant le droit commun, la convention de branche ne s'appliquant qu'à défaut et la réglementation (celle de la loi du 21 juin 1936 qui n'a pas été abrogée !) qu'en l'absence de tissu conventionnel.

Bref le droit de la durée du travail est bien plus flexible qu'on ne l'imagine.

Pourquoi la réalité de la législation est ignorée

Il convient donc de se pencher sur les raisons qui font que la réalité de ce droit est à ce point ignorée pour qu'on présente 'l'abrogation des 35 heures' comme une exigence absolue pour libérer l'emploi. Le droit de la durée du travail ne se limite pas à la fixation de la durée légale laquelle n'est concrètement qu'un seuil de déclenchement de majorations de salaires (la durée légale n'a été impérative en France qu'entre 1936 et 1938 !).

Au demeurant, un grand nombre des contraintes actuelles vient du droit communautaire (durées maxi, repos minimum journalier et hebdomadaire, temps de pause...) dont on ne peut s'affranchir qu'en sortant de l'union européenne.  Ce droit communautaire est lui-même inspiré du droit de la santé qui, étant fondamental, ne peut être écarté. Sait-on seulement que le système des forfaits jours (qui peut apparaître comme un progrès en écartant le décompte horaire des temps de travail, donc des salaires pour les travailleurs ayant un fort degré d'autonomie) a été jugé par le comité européen des droits sociaux contraire à la charte sociale européenne, car conduisant potentiellement à une durée déraisonnable de travail prohibée par ce texte supranational?

Une complexité aberrante de  la loi, qui freine le dynamisme des entreprises

Cette méconnaissance est inquiétante car elle a pour effet non seulement des stratégies d'entreprises liées à une interprétation erronée de la loi, mais encore et surtout un frein au dynamisme entrepreneurial ce qui a des effets négatifs sur la croissance et l'emploi. La cause doit en être recherchée dans la complexité du droit légal, elle-même alimentée par la boulimie du législateur, premier responsable de l'inefficacité de la loi (l'adage 'nul n'est censé ignorer la loi' devient surréaliste) donc de son inintelligibilité au mépris d'une exigence constitutionnelle !

Cette boulimie affecte tous les codes et est porteuse d'un mal endémique, l'insécurité juridique et donc une judiciarisation excessive elle aussi porteuse de limitation du dynamisme des entreprises. Ceci est particulièrement grave en droit du travail car les premiers utilisateurs de ce droit sont les employeurs et les représentants du personnel qui ne sont pas des juristes et n'ont pas à l'être. Ceci a pour conséquence que la complexité nuit à la prise de décision et au climat social qui est un ratio économique, mais plus fondamentalement à l'intérêt de l'entreprise (qui ne se résume pas à celui des détenteurs du capital).


Simplifier par les conventions le droit de la durée du travail

La mission des gouvernements et des parlementaires est de fixer les principes du droit du travail, du droit syndical, de la sécurité sociale (article 34 de la constitution). On ne peut évidemment pas leur interdire d'aller au-delà, même si s'intéresser à des questions secondaires bride les relations sociales sans justification. Il serait bien, plutôt que de critiquer le droit positif qu'ils ont construit, qu'ils s'autodisciplinent pour le plus grand profit de l'effectivité de ce droit.

Réduire le volume du code du travail est toutefois impensable car cela menacerait la fonction protectrice de ce droit au mépris, du reste, de la prohibition de la régression sociale résultant de la convention européenne des droits de l'Homme. Par contre, rien n'interdit qu'on rende supplétives de tissus conventionnels toutes les dispositions légales ne correspondant pas à la qualification de principes et de droits fondamentaux, de libertés individuelles et collectives et (ou) déclinant des droits supranationaux impératifs.

Aujourd'hui, la dérogation suppose que la loi l'autorise expressément. Sa généralisation ne peut qu'être vectrice d'une meilleure conciliation entre efficacité économique et protection du travailleur : d'une part le remplacement de normes réglementaires homogènes pour toutes les entreprises par des normes conventionnelles adaptées à chaque contexte particulier est créateur de valeur ajoutée ; d'autre part le fait que la norme capable de déroger soit un accord collectif garantit l'équilibre des pouvoirs qui permet au contrat de faire seul la loi des parties. Tout au plus convient-il alors de rendre substantielles les règles de conduite de la négociation et d'exiger dans certains domaines une audience minimale de 50 % (et non de 30 %) pour valablement conclure car cela conforte la consistance juridique de la collectivité de travail.

Valoriser l'accord d'entreprise

Il faut aussi que l'autonomie de l'accord d'entreprise à l'égard de la convention de branche soit la règle sauf pour que ce qui a pour objet l'identification de la branche et la solidification de la collectivité de travail, c'est-à-dire ce qu'on pourrait appeler "l'ordre public professionnel". Cette faculté existe depuis la loi Fillon du 4 mai 2004, inspirée - c'est important à souligner - de la déclaration commune de juillet 2001 dont seule la CGT n'est pas signataire parmi les cinq syndicats représentatifs au niveau national. Comment se fait-il que les entreprises ne l'utilisent pas ? Voilà une bonne question.

Il faut enfin que la résistance du contrat de travail à l'évolution du statut collectif ne puisse prospérer que s'agissant de ses éléments substantiels, à savoir la fonction et la qualification d'un côté, le salaire horaire de l'autre.

Dans ces conditions, plutôt que s'attaquer à tel ou tel domaine de ce droit dont la modification ne consacre qu'une avancée modeste et peut être contrariée par l'impact de dispositifs relatifs à d'autres, mieux vaut s'atteler à une refonte complète à partir des vertus d'un droit plus contractuel et moins réglementaire. Cette mutation profonde est d'autant plus indispensable que le droit du travail actuel a été conçu par et pour la civilisation de l'usine et les organisations hiérarchiques qui l'ont déclinée. Le passage progressif à la civilisation du savoir sous l'impulsion des progrès des TIC fera que ce droit sera de plus en plus inadapté aux modes nouveaux d'organisation du travail et à l'autonomie du travailleur qui vient de ces mêmes progrès. Il en résulte une dérive technocratique du droit social car on sacrifie l'esprit de la loi à sa lettre et ceci explique largement l'accroissement inquiétant du degré de judiciarisation des conflits de travail.

Cet article sera publié également publié dans "les cahiers du DRH-éditions Lamy"