La frilosité, ce poison français qui dévore le goût du risque

Par Olivier Mathiot  |   |  1452  mots
Selon Olivier Mathiot, le monde politique français non seulement reste enfermé dans la « forteresse hexagonale assiégée », mais de plus a contaminé de sa frilosité une bonne partie de la société. Heureusement, des remèdes à ce mal existent et des changements commencent à se faire sentir au sein des jeunes générations.
Déni de réalité, faiblesse de la vision, manque d'agilité... À ces trois maux de la classe politique française s'ajoute un autre, qui les englobe tous : la frilosité, qui est la marque du creusement d'un « conflit de génération » économique, dénonce ici Olivier Mathiot, cofondateur et président de Price Minister / Rakuten France, coprésident de France Digitale et porte-parole du Mouvement des "Pigeons".

Quelques-uns se rappellent qu'il y a un an je publiais un livre La Gauche a mal à son entreprise (Plon, 2013). Faisant suite au mouvement des « pigeons », je ressentais le besoin d'interpeller le président de la République, et l'ensemble de la classe politique, sur la distance trop grande qui les sépare du monde de l'entrepreneuriat. Mon idée d'alors consistait à puiser dans le pragmatisme de l'entreprise des solutions pour sortir de la crise par l'innovation. Mais encore fallait-il accepter de porter un regard bienveillant sur les entrepreneurs et de voir en eux des sources d'inspiration plutôt que des empêcheurs de tourner en rond poujadistes. Pour autant, je ne clame pas la toute-puissance de l'entrepreneur, qui n'a pas réponse à tout.

Trois points essentiels

Depuis, certains sont sortis du bois, tels Denis Payre, Xavier Niel, Rafik Smati : des entrepreneurs qui agissent avec conviction sur le politique. Mais dans le même temps, la crise s'installe, la France coule et les hommes politiques s'entredéchirent...

Cependant une ligne politique sociale-démocrate semble enfin se dessiner, un gouvernement plus proche de l'entreprise, sans doute même plus encore que lors du quinquennat Sarkozy. Plus proche mais pas assez rapide face à l'urgence internationale qui nous accable.

Quels sont les trois points essentiels que je reproche aux (hélas) « professionnels » de la politique ?

1. Le déni de réalité : il serait inconcevable pour un dirigeant d'entreprise d'ignorer les conséquences économiques de sa gestion. On appelle cela le « reality check ». Confronté à l'évolution des indicateurs, on doit réagir, adopter des contre-mesures, communiquer des tableaux de bord, pour montrer où sont les écarts et les discuter.

2. La faiblesse de la vision : elle frappe aujourd'hui les citoyens. En entreprise, sans vision, les équipes se démotivent, se désintéressent du projet... La vision donne la direction mais aussi l'envie de s'y rendre. Est-on capable aujourd'hui de nommer un homme politique visionnaire ? Ou tout au moins avec une vision claire ?

2. Le manque d'agilité : en chemin, on rencontre systématiquement des imprévus, des opportunités ou des difficultés. L'organisation et l'état d'esprit des cadres doivent permettre de tester de nouvelles idées, de fonctionner en mode projet en créant des « proofs of concept ». On appelle cela le « test and learn, try and fail ». Il faut accepter mentalement d'échouer sinon on n'essaie jamais rien de nouveau.

Mais ces trois lacunes ne suffisent pas à expliquer notre enlisement national. Il en est une autre qui englobe toutes les autres. En tant que chef d'entreprise et coprésident de France Digitale, je représente le secteur, en très forte croissance, des start-up et à ce titre, j'ai multiplié les dialogues avec le monde politique et administratif durant ces deux dernières années. J'ai le plaisir d'évoluer dans un groupe international (le japonais Rakuten) qui m'offre le loisir de comparer mais aussi de comprendre le regard que les autres nations portent sur nous. De ce point d'observation je prends conscience désormais avec certitude que le poison qui nous paralyse s'appelle la frilosité.

Oui, il fait froid dehors. Mais dehors est là, à nos portes. Comme derrière le « grand mur du Nord » de la série Game of Thrones. Pourquoi le peuple français est-il devenu le plus frileux au monde ? Pourquoi reste-t-il enfermé « dedans » ? Si vous commencez à penser le monde politique comme craintif, alors tout s'explique. Mais la classe politique n'est pas la seule en cause : notre frilosité est démontrée à tous les étages de la République. Elle est en train de s'intégrer à notre ADN national. Elle est même le symptôme le plus aigu d'une grave crise de génération. La discussion avec le gouvernement nous démontre qu'en restant enfermé derrière la porte de la « forteresse hexagonale assiégée », on a égaré les clés qui nous permettraient de comprendre le monde et donc d'imaginer les bonnes solutions.

Des schémas de pensée à remplacer

Chez France Digitale, nous avons identifié trois sujets que nous avons du mal à faire comprendre, mais sur lesquels nous allons insister car le monde a trop changé. Il exige que l'on prenne des risques, que l'on guérisse de la frilosité. Les schémas de pensée issus du colbertisme gaullien doivent être repensés pour intégrer systématiquement dans toutes nos mesures : la comparaison internationale (fiscalité, ressources humaines, financement, compétitivité, actionnariat salarié) pour rendre notre écosystème plus attractif ; la révolution numérique, avec des organisations plus collaboratives, ouvrant leurs données pour une transparence plus efficace ; des formations continues à des nouveaux métiers que nous ne connaissons pas encore mais qui ne manqueront pas d'émerger ; une définition plus large du soutien à l'innovation, dont nos schémas sont issus de l'industrie traditionnelle ; le lissage des effets de seuils, pour que nos PME puissent grossir plus vite ; des contrats de travail plus flexibles, un droit du travail plus simple, des relations avec les grands groupes et les grandes administrations fluidifiées : ce sont les start-up d'aujourd'hui qui vont créer les emplois de demain.

Entrons ensemble dans les XXIe siècle

Le fossé de génération sur ces dossiers est abyssal, car les évolutions internationales et technologiques ont bouleversé les certitudes de nos parents. Dans les années 1960, on a eu peur du rock'n'roll ; dans les années 1980, on conspua la télé. Aujourd'hui, l'Internet - c'est-à-dire l'accès à et l'interaction avec l'information et la somme de données globale - fait paniquer nos législateurs et nos parents. La réalité est que le xxie siècle a commencé, on ne reviendra pas en arrière. Essayons d'y entrer ensemble et de reconnaître les vieux réflexes qui nous retiennent : les frontières sont déjà tombées, aussi plutôt que de « protéger » nos commerces ou nos productions, passons à l'offensive. Plutôt que de nous demander comment empêcher nos jeunes d'aller entreprendre à l'étranger, demandons-nous comment attirer chez nous les talents du monde.

Le rapport à l'intimité a déjà profondément changé : nos enfants maîtrisent les réseaux sociaux et savent jongler avec les données. La notion de vie privée a évolué. Ce n'est pas seulement de « contrôle » dont nous avons besoin, mais surtout d'exploiter ces nouvelles occasions pour la santé, pour l'éducation, etc. avec les meilleurs ingénieurs en mégadonnées... qui sont formés en France ! Le monde de demain matin est un courant d'air, « ouvert » et circulant : données libres et sans frontières. Il fait froid ? Mais aujourd'hui, les hommes politiques raisonnent en fonction de ce qu'ils ont à perdre, pas de ce qu'ils ont à gagner, donc ils restent calfeutrés. Le seul programme politique qui m'apparaisse valable est celui qui remettra de la CONFIANCE dans les rouages pour vaincre la frilosité. Le risque est aussi un frisson, mais de ceux dont il faudrait susciter le désir !

Les Français, frileux, thésaurisent : mettons en place des mesures reposant par exemple sur le financement participatif et le PEA-PME, qui transforment les épargnants en investisseurs. Les compagnies d'assurances et les banques se réfugient derrière leurs ratios prudentiels imposés par les normes internationales pour ne plus investir dans l'économie réelle de la création d'entreprise : créons des exceptions, même limitées, pour flécher les milliards endormis vers les PME ; les gestionnaires de patrimoine revaloriseront alors les rendements si faibles de nos assurances-vies. Les grands groupes du CAC 40, champions du monde, ne savent pas aujourd'hui valoriser l'investissement dans les start-up françaises : culturellement et fiscalement, il va falloir les bousculer, car ils ont encore aujourd'hui des moyens mais sont menacés de s'ankyloser ; déjà, en moyenne, ils ne créent plus d'emplois en France depuis dix ans. Les hommes politiques sont trop nombreux, trop professionnels, trop frileux et trop entre eux : revalorisons là encore un risque en favorisant les allers-retours entre engagement public et pratique en entreprise.

Notre frileuse aversion au risque et au changement est ancrée dans nos institutions et nos mentalités. Elle est en train de condamner la nouvelle génération : si on attend encore que la vieille génération des électeurs babyboomers

qui fantasment dans le paradigme des « trente glorieuses » ne soit plus majoritaire dans les urnes, alors nous allons dépérir à petit feu pendant quinze ans... Si on veut aller plus vite, passons par l'électrochoc d'un changement de gouvernance, non pas un nouveau président mais une nouvelle constitution, plus agile et qui inspire confiance. Vite. C'est le moment d'entrer dans l'histoire, de nous secouer pour faire tomber les fruits pourris.