Stagnation séculaire : de mauvaises réponses à une mauvaise question

Le débat sur la stagnation séculaire passe souvent à côté des véritables problématiques concernant notre avenir économique. Par Vincent Champain (Président de l'Observatoire du Long Terme) et Isabelle Mas (Vice-Présidente de CLAI)
VIncent Champain, président de l'Observatoire du Long Terme et Isabelle Mas, vice-Présidente de CLAI

Le débat sur la croissance fait rage entre les tenants de la « stagnation séculaire » et les partisans du retour aux 30 glorieuses. Les premiers observent que la croissance moyenne a baissé chaque décennie, passant de plus de 5% dans les années 60 à moins de 1% actuellement et postulent que la courbe ne s'inversera pas avant des décennies. Les seconds prédisent le retour de la croissance forte basée sur l'innovation et le progrès technologiques. Les travaux de l'Observatoire du Long Terme sur la croissance apportent cinq éléments de réflexion à ce débat :

Pas de réponse scientifique évidente

Premièrement, il n'y a pas de réponse scientifique évidente. En effet on trouve dans chaque camp des économistes reconnus -  Robert Gordon pour le premier, Andrew McAfee pour le second. Du côté des pessimistes on liste tous les freins possibles à la croissance à court terme : le  système bancaire européen est encore en cours d'assainissement, comme l'ont montré les récents stress tests. Le secteur public doit encore purger ses déficits et sa dette. A moyen terme, malgré la baisse récente des prix du pétrole, le modèle de croissance actuel va toucher des limites liées  au prix de l'énergie, aux enjeux du développement durable ou au nécessaire rééquilibrage de la richesse entre pays émergents et pays développés. Ces arguments ne peuvent être balayés d'une main : au mieux ils entraîneront une évolution de notre modèle économique, au pire ils pèseront sur la croissance durablement. Notons cependant que l'effet sur l'emploi est moins évident : à moyen terme, un pays moins riche parce qu'il paye plus cher son pétrole ne veut pas forcément dire un pays avec plus de chômage.

L'innovation, levier de croissance...

Les optimistes cependant avancent qu'un simple « effet de rattrapage » pourrait soutenir la croissance à court terme : la France qui affiche 11 % de chômage et dont 20 % de la main d'œuvre est sous-employée pourrait connaître un à deux points de croissance de plus pendant dix ans rien qu'en utilisant mieux ses ressources.

A long terme, Andrew McAfee voit surtout l'innovation comme le levier principal de croissance. Selon lui, nous ne sommes qu'au début des révolutions technologiques qui abaissent une à une les barrières d'accès : à la connaissance grâce à internet ; au capital avec le développement du capital risque et du crowdfunding ; à la conception via les technologies de prototypage (imprimantes 3D, plateformes de développement Arduino), à la production et à la commercialisation grâce aux plateformes d'échange et de vente en ligne.

Aujourd'hui un étudiant peut concevoir une montre connectée, la faire financer, puis produire en masse en Chine et la vendre dans le monde entier quelques trimestres seulement après l'avoir présentée sur une plateforme comme Kickstarter. En France, l'initiative économique, et notamment l'accès au capital, était autrefois réservée à « 100 familles » ; dans les années 80 la dérégulation des marchés financiers l'a élargi à 10.000 personnes. La révolution internet dans ses multiples dimensions (financement, production, commercialisation...) l'ouvrira d'un facteur 100 supplémentaire.

... tout comme la créativité

Deuxièmement si le monde a des limites, l'imagination n'en a pas. A long terme, l'idée que la croissance est limitée dans un monde fini est fausse. Sur longue période, le principal facteur de croissance est la créativité pas la quantité de travail ou l'exploitation des ressources naturelles. Or la créativité un facteur de production cumulatif : elle se développe d'autant plus vite que le stock existant est large, contrairement aux deux autres (les ressources employées dans un pays ne le sont pas ailleurs).

Le monde est très loin d'avoir intégré toutes les possibilités des technologies de l'information - c'est vrai en France pour de nombreuses technologies (objets connectés, big data...) et c'est encore plus vrai dans les pays en développement qui ont encore beaucoup de marges de progrès en matière d'accès à l'eau, la santé, sans parler du niveau de confort européen. Et le défi climatique auquel fait face l'humanité ne fera qu'accélérer l'innovation : il s'agit de vivre aussi bien avec moins d'émissions de carbone. Or  faire mieux avec moins est la définition même de l'innovation. Et les exemples abondent qui démontrent que les contraintes de développement durable stimulent l'inventivité. En théorie, le passage de l'industrie de Zola et Dickens - où les enfants  travaillaient, les salariés mouraient dans les mines et les congés payés n'existaient pas - aux conditions de travail modernes auraient dû conduire à la décroissance et l'appauvrissement. Au contraire, cette évolution s'est accompagnée d'une hausse de la production et de la richesse des salariés ! Plus récemment, en choisissant d'aller plus loin que les Etats-Unis dans la lutte contre les émissions de carbone, la Californie a enfanté une filière « clean-techs » de classe mondiale et des champions comme Tesla dans les voitures électriques ou leur équivalent dans les deux-roues électriques.

Les modèles macro-économiques ne voient pas les révolutions technologiques

Troisièmement il existe des raisons pour lesquelles le retour de la  croissance n'apparaît pas d'abord sur le radar des macro-économistes. Les modèles macroéconomiques sont bons pour extrapoler un schéma de croissance, c'est-à-dire estimer le niveau qui résultera d'un peu plus d'investissement, d'une hausse de la démographie, de tel niveau des taux ou d'une variation de la croissance mondiale. Ils sont en revanche incapables d'anticiper l'évolution de la créativité, ou les inflexions de croissance liés à des révolutions technologiques. On a vu les ordinateurs dans les entreprises bien avant d'en mesurer l'apport dans les statistiques de croissance.

Les prévisions de croissance sont elles-mêmes d'une précision relative : l'erreur moyenne est de l'ordre d'un point de plus ou de moins. Or les débats sur le ralentissement séculaire de la croissance parlent d'un ralentissement d'un rythme de 2,5% à 2% - soit moins que l'épaisseur du trait. Enfin, malgré leur nom prometteur, les estimations de « potentiel de croissance » reflètent plus les niveaux de croissance passés qu'elles n'aident à prévoir les hausses (ou baisses) des années qui suivent.

Les clefs de la croissance de demain (poids de la croissance des émergents, prix des ressources énergétique, accès au capital, capacité de l'économie à fonctionner avec moins d'énergie ou de carbone...) sont de nature microéconomique. C'est-à-dire qu'elles supposent des innovations ou des changements de comportements. De ce fait, elles sont invisibles sur le « radar » des macro-économistes alors qu'elles apparaissent déjà sur celui des industriels, des scientifiques ou des spécialistes de la technologie. Pas étonnant dès lors que ces derniers soient plus optimistes que les premiers ! C'est même plus rassurant que l'inverse...

Un modèle social bâti sur l'hypothèse d'une croissance forte

Quatrièmement,  hypothéquer le retour de la croissance est le meilleur moyen de la freiner. Notre modèle social est construit sur l'hypothèse d'une croissance et d'une inflation fortes, qui nous ont permis d'avoir des comptes publics structurellement déficitaires. Tant qu'elles étaient élevées, l'inflation et la croissance ont en effet permis de ralentir la hausse de la dette en pourcentage du PIB (ce dernier augmentant chaque année au rythme cumulé de la croissance et de l'inflation). Cette situation a également permis d'avoir des systèmes de retraites généreux, leur fonctionnement par répartition donnant aux retraités les cotisations versées par les actifs, soit plus que la somme des cotisations passées des retraités. Autrement dit nous avons distribué les fruits de la croissance future en promettant implicitement aux actifs qu'ils bénéficieraient eux aussi d'une situation équivalente.

Notre modèle a donc contribué à « hypothéquer » la croissance future en la distribuant à l'avance, et en affectant de fait une part importante de notre richesse aux dépenses publiques ou aux formes d'investissements les moins susceptibles de préparer l'innovation et la croissance de demain. Cette part était acceptable durant les trente glorieuses, mais elle a mécaniquement pris une proportion de notre richesse excessive avec la baisse de la croissance, créant un cercle vicieux : plus la croissance est faible, moins la part de la richesse pouvant préparer la croissance de demain est importante. Et plus la croissance reste atone...

Mesurer la croissance ou le bien être?

Cinquièmement, la croissance est un ingrédient essentiel, mais est-elle le seul objectif ?

Tout changement de modèle de croissance, qu'il concerne une entreprise ou un pays, suppose en général d'adapter la « métrique », c'est-à-dire la façon dont on mesure la performance. Le talent des grands dirigeants est précisément de changer de métrique quand lorsque celle qui fait référence dessert l'intérêt des clients ou des actionnaires (pour une entreprise) ou des citoyens (pour un pays). Ainsi, alors que la majorité des entreprises visait la croissance du chiffre d'affaire, le légendaire Jack Welch doit son succès en grande partie à une idée simple : refocaliser l'entreprise sur ce qui crée de la valeur économique, en s'appuyant sur quelques outils assez simples pour être largement diffusés (gestion des talents, gestion du portefeuille d'activités, gestion « lean » de la production).

Actuellement pour beaucoup de décideurs publics, la métrique principale est macro-économique : c'est le produit intérieur brut qui, comme le disait Kennedy,  « mesure tout sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue ». Il ne mesure ainsi pas l'apport des innovations qui améliorent notre vie :  passer moins de temps à chercher sa route grâce au GPS, choisir rapidement un film et un restaurant grâce à son téléphone mobile, diviser par deux la mortalité du cancer grâce à un diagnostic plus précoce et un meilleur traitement. Une approche trop comptable négligera les bénéfices ces innovations et sous-investira dans la technologie. Au final, elle rendra moins heureux !

Le débat sur la stagnation séculaire masque un débat sur le bien-être. Nos concitoyens sont davantage inquiets de savoir si leurs enfants auront un emploi agréable et pourront être soignés que de savoir si leur richesse par tête sera de 55.000 dollars ou supérieure de 14 % à ce niveau. 14%, c'est précisément la différence sur une génération entre une croissance à 1% et une croissance à 2%.  Si le bien-être compte plus que le PIB c'est pourtant sur le second que portent l'essentiel des débats sur la prospérité à long terme. Faute d'en mesurer précisément la dégradation, on sous-investit dans notre système d'éducation ou dans l'accompagnement des demandeurs d'emploi. Et on accompagne et oriente toujours aussi mal les les élèves et les étudiants puis les demandeurs d'emploi ainsi créés..

Activer les leviers micro-économiques de la croissance

On pourrait espérer que les mesures prises pour améliorer la croissance apportent la prospérité économique qui permettra ensuite d'améliorer le bien-être. Mais les réponses apportées à la crise de croissance depuis 40 ans sont pour l'essentiel conjoncturelles - creusement du déficit et mesures de relance monétaire. Elles peuvent éviter une récession à court terme, mais elles ne nous rendront pas plus riches à long terme.

Ce qu'il faudrait c'est d'abord améliorer la valeur ajoutée de nos services publics (éducation, emploi, formation) et activer massivement les leviers microéconomiques de la croissance (innovation, entrepreneuriat et intrapreneuriat, développement d'avantages compétitifs mondiaux soutenable à long terme, régulation intelligente visant à maximiser les possibilités d'innovation...). Et ainsi réorienter notre modèle social sur le bien-être plutôt que sur la distribution mécanique des fruits d'une croissance d'un niveau incertain.

Bref cesser d'être l'otage du niveau de croissance tout en nous donnant les moyens qu'elle soit durablement la plus élevée possible.

Vincent Champain (Président de l'Observatoire du Long Terme)  et Isabelle Mas (Vice-Présidente de CLAI)

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Commentaires 16
à écrit le 29/12/2014 à 13:34
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Voilà ce qu'il faut écrire, lire, dire et entendre pour donner des perspectives autrement plus enthousiasmantes que les gérémiades de nos éminents déclinologues morfondus dans le court terme (tenez-vous à distance). Le bon diagnostic est posé (la si...

à écrit le 24/12/2014 à 8:41
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Très bonne analyse : la croissance c'est aussi consommer mieux et garder niveau de vue avec moins d'énergie et des conditions de travail meilleurs, surtout dans les pays pauvres.

à écrit le 23/12/2014 à 21:34
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Ce monsieur est un dentu néo libéral , ils ont échoué partout !

à écrit le 23/12/2014 à 21:28
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"Premièrement, il n'y a pas de réponse scientifique évidente" Parce que l'économie n'est pas une science , comme l'avoue humblement Paul Jorion , mais une religion faites de dogmes , de présupposés et de beaucoup de poudre de perlinpinpin et de croy...

à écrit le 23/12/2014 à 13:05
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Il faut raisonner en tenant compte de la démographie, du capital humain et de l'énergie; on oublie toujours l'énergie.

à écrit le 22/12/2014 à 18:12
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Entièrement d'accord : on sait qu'on ne sait rien, et les plus gros freins à la croissance sont ceux que nous nous créons. Quand 100% des Français auront un emploi on pourra parler de ressources finies, d'ici là la décroissance est un hors sujet cri...

le 23/12/2014 à 21:30
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Hélas pour vous la croissance ne créera plus jamais d'emploi et 99% de cette même croissance va a 1% de la population. Mieux , l'emploi va continuer a décroitre , croissance ou pas a cause de la robotisation !

le 25/12/2014 à 14:01
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Ha bon. Et pourquoi cela ?

à écrit le 22/12/2014 à 18:12
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Entièrement d'accord : on sait qu'on ne sait rien, et les plus gros freins à la croissance sont ceux que nous nous créons. Quand 100% des Français auront un emploi on pourra parler de ressources finies, d'ici là la décroissance est un hors sujet cri...

à écrit le 22/12/2014 à 17:57
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C'est complètement idiot.

à écrit le 22/12/2014 à 16:42
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"à la connaissance grâce à internet".. La télé devait aussi être un élément favorable à la connaissance. Résultat, de la télé réalité et des séries américaines. La télé n'a pas participé à l'instruction de la population, bien au contraire... Souvenon...

à écrit le 22/12/2014 à 16:06
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La croissance peut être forte a condition d'être virtuelle générant de la connaissance permettant de s'extraire de notre planète pour de plus amples explorations!

le 22/12/2014 à 18:16
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Pas d'accord : il y a des tas de services utiles, privés ou publics, qui rendraient ma vie plus belle. Rien de cela n'est question de ressources. Et du reste on a de très grosses marges de manoeuvre en recyclage : on peut avoir plus de produits au pr...

le 23/12/2014 à 21:32
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Il faudra encore des centaines d'années avant de s'installer ailleurs , nous n'avons tout simplement ni le temps ni l'argent !

à écrit le 22/12/2014 à 14:13
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Le vieillissement de la population n'est pas évoqué ici alors qu'il s'agit d'un déterminant majeur de la dynamique des investissements, qui peuvent soutenir la créativité ou au contraire se réfugier dans des rentes `a faible risque (immobilier par ex...

le 22/12/2014 à 14:48
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En effet l'effet démographique compte pour 0.5 points dans l'écart de croissance Usa-Europe. Cela dit ce ralentissement la n'appauvrit pas vraiment car en richesses par tête il a peu d'effets...

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