Le « big data », funeste eldorado de l'assurance  (et de la solidarité) ?

Par Jean-Pascal Gayant  |   |  611  mots
Apparemment, le big data est une aubaine pour les assureurs, qui utilisent cette technique pour mieux évaluer les risques de chaque individu. A plus long terme, c'est la profession même d'assureur qui pourrait être remise en cause par cette avancée technologique. par Jean-Pascal Gayant, Professeur de Sciences Economiques, Institut du Risque et de l'Assurance, Université du Maine

Depuis toujours, l'assurance dommage nage en pleine schizophrénie : elle cherche à identifier le plus précisément possible le risque de chaque assuré au risque d'annihiler la possible mutualisation des risques sur laquelle repose son intermédiation. Avec l'avènement du « big data », ce phénomène de massification de la collecte et du traitement automatisé « intelligent » des données individuelles, la perspective d'individualiser parfaitement le risque de l'assuré n'est plus chimérique. Il serait alors imaginable que les contrats d'assurance IARD traditionnels, reposant sur le principe indemnitaire, disparaissent.

Tant pis pour les malchanceux...

En effet, dans un monde où le risque de chacun serait parfaitement identifiable, l'assureur proposerait à chaque client un produit financier permettant de lisser ses ressources mensuelles en fonction des sinistres que lui seul subirait sur son horizon de vie. De mutualisation il n'y aurait plus. La généralisation d'un banal calcul de trajectoire optimale de consommation individuelle se substituerait à la science de l'équilibre entre collecte des primes et versement des indemnités. Il n'y a, en un sens, rien de choquant à cela : chacun doit assumer les risques qu'il prend et non faire supporter aux autres les conséquences de sa distraction, de sa maladresse ou de sa propension à vivre dangereusement. Tant pis pour les malchanceux et les plus fragiles qui ne pourront plus bénéficier du brouillard protecteur que la marge d'imparfaite individualisation du risque offrait.

Les assurances sociales, aussi...

L'individualisation de la relation à l'assuré menace aussi les assurances sociales. Là où le marché est défaillant en raison de la présence d'antisélection, la puissance publique, qui met en place les minima sociaux (vieillesse, santé, chômage), ne sera-t-elle pas tentée d'exploiter, elle aussi, l'information sur les caractéristiques et comportements des bénéficiaires ? En tout premier lieu, la pleine prise en charge des dépenses de santé pourrait faire l'objet de remises en cause. Est-il légitime d'apporter une pleine protection à un assuré social qui refuse l'exercice physique et s'obstine dans de mauvaises habitudes alimentaires ?

Le fumeur, le buveur, le skieur doivent-ils être couverts sur la base des contributions de ceux dont l'hygiène de vie est « irréprochable » ou de ceux qui s'abstiennent de s'adonner à des loisirs à risque ? Là encore, le principe même de la responsabilisation de chacun est difficile à condamner. Pourtant, au-delà d'une certaine limite, c'est le principe même des mécanismes de solidarité qui est mis en péril et, avec lui le ciment des communautés humaines.

A long terme, les assureurs jouent perdant

Les compagnies d'assurance voient, dans le big data, un outil remarquable pour accroître leur profitabilité et minimiser leur risque de défaut à court terme. En proposant aux assurés des contrats tarifés au plus proche de la disponibilité maximale à payer de ces derniers, elles devraient en effet faire fructifier, dans un premier temps, leur avantage informationnel. A plus longue échéance, cependant, l'avenir de la branche dommage semble compromis : le banquier devrait être naturellement en position plus favorable pour « accompagner » le risque des clients dans une optique purement patrimoniale.

Les infortunes rencontrées par l'assurance privée ne manqueront pas d'affecter aussi l'assurance sociale et avec elle l'ensemble des mécanismes de solidarité. A l'issue d'une analyse froide, on peut se hasarder à suggérer que la raison essentielle de notre adhésion à ces mécanismes est que nous étions jusque là incapables d'identifier de manière précise la contribution de chacun à leur financement et aux dépenses engagées. Les perspectives qu'offre le progrès technologique ne sont pas toutes radieuses...

Jean-Pascal GAYANT,

Professeur de Sciences Economiques

Institut du Risque et de l'Assurance, Université du Maine