Il faut défendre la science économique

La science économique dominante, dite libérale, est trop souvent caricaturée. Elle est bien plus subtile qu'on ne le pense: ainsi elle ne justifie pas la concurrence partout et tout le temps. Par Hans-Werner Sinn, professeur d'économie et de finances publiques à l'Université de Munich, est président de l'Ifo Institute for Economic Research, et membre du Conseil consultatif du ministre allemand de l'Économie.
Hans-Werner Sinn, professeur d'économie et de finances publiques à l'Université de Munich, est président de l'Ifo Institute for Economic Research, et membre du Conseil consultatif du ministre allemand de l'Économie.

Nombre d'aspects de la science économique et de son enseignement suscitent à juste titre la critique. La profession a par exemple tendance à ne pas se concentrer suffisamment sur les problématiques politiques, et à saturer les étudiants de données mathématiques. Pour autant, les reproches aujourd'hui formulés à l'encontre de la profession reposent en grande partie sur l'ignorance et le malentendu.

Les économistes, "tels des chiens renifleurs"

Prenons le concept de la « main invisible » d'Adam Smith, qui consiste à considérer l'équilibre du marché comme efficace lorsque prévaut une concurrence parfaite, et qu'existent des droits de propriété précisément définis. Contrairement aux dires de nombreux observateurs critiques, les économistes du courant majoritaire ne considèrent pas ces conditions idéales comme systématiquement présentes. En effet, les économistes ont davantage tendance à se baser sur ces conditions pour procéder à des comparaisons censées analyser les défaillances du marché. Tels des chiens renifleurs, ils auscultent l'économie afin d'en identifier les faiblesses, et réfléchissent à la manière de les rectifier via une intervention judicieuse de l'État.

À cet égard, les économistes s'apparentent à des médecins, censés savoir ce à quoi ressemble une anatomie en bonne santé avant de pouvoir diagnostiquer un trouble et de prescrire un traitement. Le médecin compétent n'intervient pas arbitrairement dans les processus du corps humain, mais seulement lorsque les preuves objectives d'une maladie existent, et qu'un traitement efficace peut être administré.

Des réglementations justifiées, en cas d'échec du marché

Les réglementations environnementales s'attachent à résoudre des défaillances particulièrement révélatrices de l'échec du marché. Les marchés sont généralement efficaces lorsque le résultat des entreprises reflète correctement l'ensemble des bénéfices que la production de celles-ci confère aux tiers, tandis que leurs coûts nuisent à ces tiers. Dans ce contexte, la maximisation des profits conduit à l'accroissement de la solidarité sociale.

Mais lorsque la production engendre des dégâts environnementaux dont les entreprises ne payent pas le tribut, les mécanismes incitatifs s'en trouvent faussés ; bien que ces entreprises soient susceptibles d'enregistrer des bénéfices, elles fonctionnent de manière inefficace en termes économiques. Ainsi l'État procède-t-il à une « rectification » des mécanismes incitatifs des sociétés, en prélevant des taxes et en émettant des interdictions.

Soigner la "maladie de Keynes"

Un autre trouble parfois diagnostiqué par les économistes pourrait être qualifié de « maladie de Keynes. » Lorsque la demande est trop faible, elle risque d'aboutir à un déclin brutal de l'emploi (dans la mesure où les salaires et les prix se révèlent rigides à court terme). Cette maladie peut être traitée par injection d'une relance publique financée par la dette - de même que des doses de nitroglycérine peuvent être administrées à un patient cardiaque afin de maintenir l'activité de son cœur.

Contrairement à ce que pensent beaucoup d'observateurs, l'économie majoritaire actuelle ne fait preuve d'aucun préjugé fondamental à l'encontre de ce remède. Pour autant, la relance ne peut être considérée comme une panacée. Nombre de troubles affectant une économie donnée s'avèrent chroniques, loin de constituer des affections aigües, et nécessitent par conséquent d'autres types de traitement. Le fait de prescrire par exemple un traitement keynésien face aux difficultés structurelles qui affectent actuellement les États du sud de l'Europe reviendrait à soigner une fracture du fémur au moyen de médicaments pour le cœur.

La nitroglycérine permet de lutter contre le risque de crises cardiovasculaires. En matière d'économie, ce remède a été nécessaire après l'apparition de la crise financière mondiale de 2008. Néanmoins, l'utilisation à long terme de ce médicament peut se révéler fatale.

La concurrence entre États n'est pas efficace

Ici et ailleurs, l'idéologie engendre la confusion conceptuelle. Smith considérait par exemple la concurrence comme une condition fondamentale du fonctionnement de la main invisible, dans la mesure où les monopoles et oligopoles conduisent à l'exploitation des consommateurs et à la restriction de la production. Mais c'est seulement entre les fabricants de produits similaires que cette concurrence se révèle bénéfique. En effet, la concurrence entre fabricants de produits ou services complémentaires s'avère néfaste, et peut même se révéler bien pire qu'une situation de monopole. (C'est la raison pour laquelle les conducteurs de train et les pilotes, par exemple, devraient être contraints de rejoindre des syndicats monopolistiques représentant l'ensemble des autres employés de leur entreprise respective).

Ces défaillances du marché qui donnent initialement lieu à l'intervention du secteur public ont tendance à se reproduire à l'échelle internationale, ce qui signifie combien la concurrence entre les États ne se révèle généralement pas non plus efficace. Peuvent à cet égard être citées en exemple la compétition entre les États-providence visant à dissuader les migrations économiques, la course aux impôts les moins élevés, ou encore les rivalités réglementaires dans les secteurs de la banque et des assurances. Ainsi, contrairement à ce que pensent beaucoup de partisans de la droite, la concurrence n'est pas toujours une bonne chose.

Les critiques du concept d'homo economicus

Bien entendu, la gauche n'est pas non plus exempte de cette tendance selon laquelle l'idéologie l'emporte bien souvent sur la terminologie. Songez au « néolibéralisme, » terme tourné en dérision par beaucoup, dans la mesure où il est considéré comme une doctrine de dérégulation et de véritable laissez-faire. Or, en Europe, à tout le moins, le néolibéralisme revêt une signification fort différente. Ce concept a été introduit par Alexander Rüstow, qui proclama en 1932 la fin du vieux libéralisme, pour en appeler à un nouveau libéralisme faisant intervenir un État fort, initiateur d'un solide cadre juridique au sein duquel opéreraient les entreprises.

Le concept d'homo economicus, être égoïste agissant de manière rationnelle et peuplant les modèles des économistes, s'est lui aussi récemment attiré les foudres de la critique, au motif qu'il échouerait trop souvent à représenter le comportement réel des individus. Un certain nombre d'expérimentations comportementales ont en effet démontré avec force la valeur prédictive limitée de cette construction artificielle.

Or, ce concept d'homo economicus n'a pas été créé pour être utilisé comme un outil de prévision ; son véritable objectif consistait à faciliter la distinction entre les défaillances du marché et les problématiques de mentalité. Les économistes cherchent à détecter l'irrationalité collective, une démarche facilitée par l'existence de modèles économiques posant l'hypothèse d'une rationalité des individus. En veillant à ce que les mesures politiques remédient aux failles dans les règles du jeu, et non à la faillibilité ou à l'irrationalité des individus, cet « individualisme méthodologique » nous épargne en effet le paternalisme dictatorial.

Le secteur bancaire, un véritable univers de casino

Ces banques qui octroient des prêts à risque en présence de capitaux pourtant insuffisants du côté de l'emprunteur illustrent particulièrement clairement la valeur analytique de l'homo economicus. Leurs bénéfices (des banques) s'en trouvent privatisés, toute perte excédant leurs capitaux étant en revanche reportée sur leurs créanciers, voire, ce qui leur est encore plus favorable, sur le contribuable.

Cette asymétrie fait ainsi du secteur bancaire un véritable univers de casino : l'établissement est toujours gagnant. Les banques favorisent les projets d'investissement les plus risqués, ce qui peut se révéler profitable bien qu'économiquement dommageable.

La difficulté ne découle nullement de l'irrationalité humaine ; au contraire, elle survient précisément parce que les banquiers agissent de manière rationnelle. Comme nous l'ont appris des réglementations environnementales, il est tout à fait vain de prêcher le bon sens ou l'éthique auprès des banquiers ; en revanche, le fait de revoir les mécanismes d'incitation des banquiers - par exemple à travers l'exigence de ratios capitaux/actifs plus élevés - pourrait faire des merveilles.

Traduit de l'anglais par Martin Morel

Hans-Werner Sinn, professeur d'économie et de finances publiques à l'Université de Munich, est président de l'Ifo Institute for Economic Research, et membre du Conseil consultatif du ministre allemand de l'Économie. Il est l'auteur d'un récent ouvrage intitulé The Euro Trap: On Bursting Bubbles, Budgets, and Beliefs.

© Project Syndicate 1995-2015

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Commentaires 15
à écrit le 16/02/2015 à 15:32
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L'article du professeur Sinn est intéressant, mais très isolé: les limites qu'il soulignent de la doxa libérale n'apparaissent pratiquement jamais dans les articles et les discours de ses partisans, où on explique toujours que la prospérité nous atte...

à écrit le 21/01/2015 à 16:32
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Seule la redistribution est une science .

à écrit le 21/01/2015 à 11:19
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Encore un qui veut nous faire oublier 2008 et le chômage actuel... L'économie, une science, rien que cela, ça fait bien rire.

à écrit le 21/01/2015 à 10:35
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A Grognon59 ... C'est peut etre les etas qui sont aussi à mettre en cause ; cette situation s'explique aussi par un faible partage de la création de richesses, mettant en cause l'inefficacité de l'école, le malthusianisme économique et - comme en Fr...

à écrit le 21/01/2015 à 10:35
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Les sciences économiques veulent se draper dans la recherche de la "vérité supérieure" , de la respectabilité des sciences dures; alors que les sciences économiques n'observent que des choix subjectifs faits par l'homme, choix changeables à tout mome...

à écrit le 21/01/2015 à 10:17
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L'économie libérale, c'est cela : 50% des richesses du globe détenues par 1% de la population mondiale. Je ne prétends pas que le "collectivisme" serait meilleur. Mais un peu plus de justice profiterait à tout le monde.

à écrit le 21/01/2015 à 9:53
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L'économie est à la science ce que l'astrologie est à l'astronomie.

le 21/01/2015 à 10:15
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On voit à votre commentaire que vous n'avez pas étudier les sciences économiques, ce qui est encore plus intéressant c'est sous RIchelieu que l'astrologie a été supprimé du cursus alors que dans les pays asiatiques elle prospère, à regarder l'état du...

à écrit le 21/01/2015 à 9:21
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Ca fait plaisir de voir qu'enfin la théorie économique dominante doit être défendue . Il faut quand même dire que son échec patent mis en évidence par la crise actuelle ne peut pas être ignoré. La défense par Hans-Werner Sinn est un peu juste (c'est ...

à écrit le 21/01/2015 à 9:13
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Un article de poncifs, c est quand même mieux que la bouillie de l auteur dans sa précédente contribution.

à écrit le 21/01/2015 à 9:13
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John Kenneth Galbraith : “La seule utilité de la prévision en économie est de rendre l’astrologie respectable”.

à écrit le 21/01/2015 à 9:09
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1- la politique dite de relance keynesienne est devenu une règle de fonctionnement systématique permettant au gouvernement en place de toujours repousser les réformes douloureuses et surtout dangereuses pour sa réélection.(alors qu'elle devrait être ...

le 21/01/2015 à 11:05
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La politique de fuite en avant pratiquée en france sur les budgets sociaux n ont strictement rien avoir avec une politique de relance keynésienne . Ouvrez ou rouvrez ses brillants ouvrages.

à écrit le 21/01/2015 à 8:12
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Il faut répartir les prélèvements sociaux sur le travail, sur le capital, et sur l'énergie.

à écrit le 21/01/2015 à 8:10
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Les économistes ont tort de ne pas tenir compte du role de l'énergie. L'énergie fournit du travail en utilisant le capital.

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