Refonder le management

Allons-nous sortir du management néo-taylorien, qui transforme les cadres dirigeants en gestionnaires abstraits, pour lesquels le travail ne se traduit qu'en chiffres? Ce cycle entamé dans les années 1980 semble s'essouffler, laissant la place à un retour au réel. Par Jean-Pierre Bouchez, directeur de la recherche et de l'innovation au cabinet de conseil en management IDRH.
Jean-Pierre Bouchez, est directeur de la recherche et de l'innovation au cabinet de conseil en management IDRH.

Le management, même si ce terme relève d'un usage hexagonal récent (l'Académie française l'adoptera en 1973), se pratique, au moins intuitivement et empiriquement depuis l'apparition des premiers humains... On rappellera pour mémoire, sous forme de survol, l'organisation managériale complexe de l'érection des pyramides, plusieurs millénaires avant J.-C.; le célèbre traité de Sun Tzu consacré à l'Art de la guerre (400 av. J.-C.), qui développe des principes stratégiques et méthodologiques toujours transposables - au moins pour partie - à la vie des affaires. Beaucoup plus tard, on sait que le travail à la chaîne était déjà pratiqué à l'Arsenal de Venise plusieurs siècles avant la "découverte" de la chaîne déployée par Henry Ford, au début du 20e siècle, etc.

De la révolution managériale
des années 1930...

Pour s'en tenir cependant à l'époque récente, on observera, de manière ramassée, que deux cycles managériaux sont successivement apparus, et qu'un troisième, en voie d'émergence, semble rebattre fortement les cartes...

Le premier trouve son origine dans la "révolution managériale" apparue dans les années 1930. Aux États-Unis, après la grande crise, où le pouvoir de la Bourse avait été largement délégitimé, les "dirigeants" et les "managers" avaient progressivement récupéré la direction effective de grandes entreprises souvent dévolues antérieurement aux "propriétaires".

Cette nouvelle configuration sera théorisée par plusieurs auteurs, notamment Berle et Means (Berle G. et Means C., The Modern Corporation and Private Property, Harcourt, 1932), qui soulignent, à l'exemple d'ATT, que la constitution de grandes firmes exige une concentration de capitaux générant mécaniquement une dispersion des actionnariats et, partant, de l'impossibilité pour un individu seul de détenir une part substantielle du capital. Les dirigeants s'émancipent ainsi du contrôle de leurs actionnaires dans le pilotage des grandes firmes. La complexification des tâches de direction favorisant aussi, depuis les années 1920, l'autonomisation de cette fonction (Burnham J., The Managerial Revolution, Indiana University Press, 1942).

...à la "technostructure"

Galbraith (The New Industrial State, Princeton University Press, 1967), mobilise le terme "technostructure", en référence au groupe de gestionnaires et de managers professionnels qui s'impose par ses connaissances technologiques et organisationnelles. Cette forme de capitalisme managérial trouvera en quelque sorte son apogée durant la période de croissance vertueuse des Trente glorieuses, forme de consécration de la société salariale, fordiste, industrielle et verticale.

Le retour de la "main invisible" de nouveaux propriétaires


Le second cycle qui trouve son fondement dans une nouvelle "grande transformation" du capitalisme, en référence symbolique au titre de l'ouvrage majeur de Karl Polanyi, (The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Beacon Press, 1944), se déploie progressivement à partir du milieu des années 1970, à travers le retour de la "main invisible" de nouveaux propriétaires - en majorité des investisseurs institutionnels.

La base doctrinale et idéologique de cette métamorphose néo-libérale, sur fond de concurrence mondiale exacerbée, repose sur des travaux d'économistes comme Jensen et Meckling qui vont formuler, dès le début de ce cycle, la "théorie de l'agence", qui, de manière très raccourcie, a pour effet de considérer les managers comme les agents des seuls actionnaires.

Avec la révolution conservatrice,
des dirigeants de plus en plus contrôlés
par les actionnaires

Mais leur mise en œuvre se déploiera dans le cadre de la "révolution conservatrice" anglo-saxonne durant la décennie 1980 impulsée par le président Reagan et le Premier ministre Thatcher. De nouvelles règles de gouvernance s'imposent et se traduisent par un contrôle potentiellement accru des dirigeants. De manière conséquente, l'organisation et le management des grandes firmes se remodèlent dans le cadre de cette nouvelle doxa : recentrage stratégique sur les compétences clés, polarisation amont et aval du process des activités immatérielles créatrices de valeur, etc. De manière logique, il est puissamment encadré par des dispositifs néo-tayloriens, imposés pour la plupart de l'extérieur, par des experts.

Des ménagers qui se transforment
en gestionnaires abstraits


Or, singulièrement depuis ces dernières années, ce cycle s'essouffle. Il génère souvent des effets pervers bien connus, aux coûts sociaux élevés, comme le dépassement du seuil d'exigence des contributions et implications demandées.

Par ailleurs, l'instrumentation d'une gouvernance par les process, et, plus généralement, cette prolifération des outils de contrôle, s'apparente à une forme de prothèse invisible inductrice de méfiance.

Mais la mobilisation de ces dispositifs conduit une partie de nos managers à se muter en gestionnaire abstraits contribuant, bien souvent involontairement, à affaiblir la réflexion et l'analyse intellectuelle, ce qui constitue un véritable paradoxe au moment où le savoir est au cœur de notre économie post-industrielle...

En d'autres termes, le "travail réel" se traduit alors par une représentation instrumentée et exclusivement chiffrée et abstraite, générant souvent une inexorable distanciation avec le "terrain". Ces dispositifs risquent ainsi de devenir plutôt un problème qu'une solution....

Retour sur le réel


Pourtant, nos observations attentives récentes en tant que chercheur et consultant au sein de grandes firmes, montrent que les lignes bougent singulièrement. Pour le dire rapidement, le "travail réel" resurgit en quelque sorte, au sein de nouveaux espaces collaboratifs et délibératifs plus ou moins informels. Ce retour sur le réel se fait sur la base d'une logique communautaire à travers des partages de pratiques et la création de nouveaux savoirs plus transverses et réticulaires et via des échanges sociaux, sous formes par exemple de "belles histoires" professionnelles.

Cet appel d'air salvateur est rendu notamment possible par l'usage intelligent de ces espaces et plateformes collaboratives qui irriguent et pollinisent de nombreuses grandes firmes. L'intelligence collective, distribuée à travers la stimulation des capacités réflexives, se déploie et irrigue ainsi bien des organisations que nous avons pu récemment observer.

Instiller des espaces de confiance et d'autonomie


Refonder le management, c'est desserrer les filets de contraintes, apprendre à lâcher prise, et instiller des espaces de confiance et d'autonomie. De manière plus concrète, c'est réintroduire la grandeur et la visibilité du "travail réel", seul créateur de valeur, qui s'exprime notamment au sein de communauté de pratiques professionnelles.

Une forme de tolérance d'un désordre intelligent au service de la performance bien pensée de l'entreprise serait en voie d'émergence. On peut ainsi penser, dans une perspective optimiste et prometteuse, que ce cheminement vers un nouveau cycle managérial, entrouvre une fenêtre vers un nouveau "monde en partage", basé sur la confiance et la solidarité. En faisant toutefois le pari que cette gouvernance prometteuse fondée sur "l'esprit communautaire" saura s'imposer aux excès du gouvernement par les process.

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Jean-Pierre Bouchez, est directeur de la recherche et de l'innovation au cabinet de conseil en management IDRH, chercheur associé au Laboratoire de recherche en management à l'université de Versailles-Saint-Quentin, auteur de l'Économie du savoir (De Boeck, 2013), fondateur et dirigeant de la société de conseil Planet Savoir.

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Commentaires 2
à écrit le 10/04/2015 à 15:14
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Je suis d'accord avec vous, mais s'agit-il réellement d'une "refondation du management" ? Ces "gestionnaires abstraits" me semblent faire partie du passé... Je crois plus concrètement à une "innovation" du management, même si souvent, au sein de l'...

à écrit le 11/02/2015 à 16:00
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M. Bouchez, De l'autre côté de l'océan aussi nous avons des réflexions similaires ! Nous sommes, et je devrais dire aussi je suis, fière(s) d'étre actionnaire(s) de l'une de ces entreprises de pollenisation au Québec. Notre choix d'intervenir d...

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