Honorons le travail en le portant au capital !

Par Gilles Lecointre  |   |  932  mots
Il serait techniquement aisé d'intégrer la valeur du capital humain dans le bilan des entreprises. Une façon de mieux le valoriser. par Gilles Lecointre, entrepreneur, professeur à l'Université de Paris Ouest et enseignant à l'Essec

En dehors de quelques misanthropes égarés, vous aurez certaine difficulté à rencontrer un quidam pour vous dire : « le capital humain, ce n'est pas important ». Tout le monde s'accorde au contraire à penser qu'à l'échelle d'une Nation, d'une entreprise, d'une association, d'une famille c'est ce qu'il y a de plus fondamental.
Aucune création de richesse matérielle ou immatérielle ne peut se passer de la force du travail et de l'intelligence humaine. C'est le cœur du réacteur de l'économie. Et particulièrement aujourd'hui où nous sommes entrés dans l'ère de l'économie immatérielle.

Aucune trace à l'actif

Soit, mais alors pourquoi ne trouve-t-on nulle part mention officielle de cette surpuissante machine humaine dans les actifs répertoriés au bilan de nos entreprises? Pour quelles raisons étranges ne mesure-t-on pas sa dimensions propre, ne la compare-t-on pas aux autres actifs productifs?
Bien sûr, il existe les très nombreuses dissertations théoriques sur la façon de mesurer le « savoir-faire » humain, à posteriori, par différence, en quelque sorte comme un résidu de la performance dans ce concept très financier du goodwill.
Mais n'est-il pas possible de faire plus simple, plus direct ? Après tout, le capital humain d'une entreprise ce n'est pas bien compliqué. C'est l'ensemble des ressources humaines utilisées, avec une dimension quantitative (combien d'heures de travail consommées) et une dimension qualitative (compétences, formations). Sur cette base, chaque entreprise est parfaitement en mesure de vous dire combien elle investit chaque mois, chaque année, tous les cinq ans dans le « capital humain ». Les sommes engagées sont d'ailleurs en général assez stables et reflètent à la fois la consommation du capital humain (donc son « usure »), son « entretien » (par des programmes de motivation, par des périodes de repos et de congés), son « amélioration » (par la formation professionnelle, la mobilité), son « renouvellement » (par l'embauche de nouveaux talents).

La sacro-sainte lutte des classes...

Nous voyons donc bien qu'il n'y a aucun obstacle technique à mesurer précisément l'investissement affecté par l'entreprise à ce facteur de production des ressources humaines.
Alors qu'est-ce qui bloque pour passer à l'étape suivante qui serait d'intégrer au bilan cette composante essentielle de la même manière que le capital technique ou financier ?
Je crois d'abord qu'il existe un frein d'ordre moral. Mettre sur le même plan le capital technique et le capital humain, assimiler en quelque sorte l'homme à une machine heurte une tradition qui veut faire de ces deux facteurs de production des éléments nécessairement antagonistes. Il y a toujours ancré en nous cette vieille idée du capital qui rogne les quantités de travail disponibles. Et en contrepoint, Il y a aussi la sacro-sainte lutte des classes qui conduit les syndicats de travailleurs et les partis politiques à se situer en dehors du système pour mieux le critiquer et le combattre.

Rendre justice au travail en le présentant comme l'une des composantes de la richesse des entreprises

Mais aujourd'hui force est de constater que tout le développement de l'économie passe par des créations immatérielles où l'intelligence est le facteur clé. Dès lors est-ce qu'il y a encore un sens à laisser ce facteur en dehors de notre comptabilité ? Pour ma part je considère que ce serait rendre justice au travail que de l'introduire officiellement comme l'une des composantes de la richesse des entreprises. Ce serait ensuite une façon d'en situer le poids relatif et donc de le mettre en valeur. Cela donnerait une dimension objective au dialogue social dans toutes ses facettes, la détermination du niveau des salaires, la politique de formation, d'embauche, de retraite, de mobilité, la politique d'investissement et de la recherche...

Les solutions comptables existent

Mais les sceptiques, à court d'arguments, vous diront que non, ce n'est pas possible « comptablement ». Je me suis penché sur cet aspect des choses depuis bien longtemps pensant qu'il pourrait effectivement y avoir une difficulté d'ordre pratique. En fait il n'y en a pas, la comptabilité n'a qu'une exigence, la partie double !
Dès lors il suffit de décider que l'ensemble des dépenses relatives aux ressources humaines (salaires, charges sociales, formation) relève d'une logique d'investissement à moyen terme qui les rend éligibles à un processus d'amortissement comptable (constatant l'usure annuelle de la force de travail ) sur une période qui devrait correspondre à la durée moyenne de présence constatée des salariés dans l'entreprise.
Mais alors me direz-vous, si j'ai un poste d'actif « Ressources humaines », comment équilibrez mon bilan au passif ? La réponse est simple. Je crée un poste de réserve au sein des fonds propres. Ces quasi fonds propres représenteraient justement le capital travail apporté dans l'entreprise par ses employés, ce capital pouvant être utilement converti en titres de participation, idée chère à de Gaulle.

Une manière d'augmenter son bilan, pour un coût égal à zéro

Ainsi donc nos entreprises verraient enfin leur bilan refléter la réalité de leur richesse en talents. Plus une entreprise investirait dans les ressources humaines, plus son bilan serait important. La logique économique rejoindrait celle de la politique sociale.
La logique de l'association entre le capital et le travail, du partenariat objectif, l'emporteraient sur cette fratricide et stérile lutte « historique » et qui nous handicape tant.
Cette réforme ne coûte absolument rien, sauf un petit effort de pédagogie et de volonté, histoire de changer un peu le logiciel de notre vieille société en cassant ses vieux démons !