Changer l'entreprise, pour quoi faire ?

Par Patrick d'Humières  |   |  1328  mots
Modifier l'objet de l'entreprise, renforcer la participation des salariés aux décisions... tels sont, à la demande d'Emmanuel Macron, quelques objectifs de la prochaine loi Le Maire qui sera présentée au printemps. Attention à ne pas sombrer dans un débat très français... Par Patrick d'Humières, Directeur de l'Académie durable internationale.

Les propositions de réforme de l'entreprise sont une spécialité française depuis des décennies. Leur contenu souvent irréaliste reflète à chaque période les insatisfactions du corps social, qui renvoie aux textes de droit ce que le dialogue social et humain n'arrive pas à produire sur le terrain pour mieux concilier l'intérêt productif et financier des investisseurs et des clients avec celui des autres parties prenantes, salariés, citoyens, fournisseurs, régulateurs. Cela finit toujours à l'Assemblée nationale, même lorsqu'il s'agit de réguler la façon dont nos entreprises doivent agir pour réussir dans l'économie de marché internationale où la compétitivité découle plus des capacités de mobilisation des équipes et d'une culture d'innovation que de contraintes formelles ou juridiques décrétées par-dessus elles.

Le débat qui se prépare à nouveau vise à mettre à jour ce statut français de l'entreprise qui date du XIXe siècle (la réforme de l'article 1833 du Code civil qui stipule que l'entreprise est constituée « dans l'intérêt commun des associés ») et qui ne correspond plus à la diversité croissante des projets du monde entrepreneurial, ni au contexte sociétal contemporain au carrefour des attentes de nombreuses parties prenantes et plus seulement de celles des apporteurs de capital. L'idée avait déjà été proposée par le ministre Emmanuel Macron lors des réflexions sur son projet de loi NOE (Nouvelles opportunités économiques), pour favoriser « la transformation de l'entreprise », mais elle n'avait pas été comprise par la communauté institutionnelle.

Le retour de la réforme

La perspective d'une reprise de cette réforme dans le cadre de la prochaine loi que prépare Bruno Le Maire pour le printemps réveille les tenants d'un ordre économique tutélaire et libère ceux qui ne croient qu'en des écosystèmes libres.

Le premier enjeu de ce texte sera d'interrompre cette guerre de religion, en prenant acte de démarches de pionniers, de Danone à la Camif, créatrices de valeur pour ellesmêmes et pour la société civile à la fois, et en laissant le choix aux associés de définir leur mission, s'ils veulent l'élargir au-delà de la fonction économique de l'entreprise.

De fait, notre définition actuelle du Code civil qui encadre le pacte des associés a été considérée dans une étude des Nations unies (Lead Board Program) comme le statut le plus « pro-actionnaires du monde » : de fait, elle n'autorise pas les administrateurs qui le souhaitent à faire valoir les intérêts des autres parties prenantes sans se voir opposer un abus de bien social. Bien plus, le Conseil d'État s'échine à rejeter systématiquement ce concept de parties prenantes, arguant qu'il ne possède pas de fondement dans le droit français, alors même que le monde e retour  en fait depuis longtemps une source de l'affectio societatis plus légitime que le soi-disant « intérêt général » dont personne ne sait qui l'incarne. Dire que « l'intérêt des associés doit tenir compte de celui des autres parties prenantes » permettrait aux administrateurs de faire valoir en Conseil des compromis sociaux, environnementaux et sociétaux utiles, sans risque de contrevenir à l'intérêt financier de l'entreprise.

Il ne s'agit pas d'une révolution juridique car la réalité est déjà celle-là depuis longtemps, du moins au sein de groupes européens qui ont la culture des compromis et qui se sont engagés par eux-mêmes depuis plusieurs années dans des démarches de responsabilité sociétale et de développement durable. C'est moins vrai dans les gouvernances tirées par les actionnaires activistes peu soucieux des impacts sociétaux de leurs démarches conquérantes, venant d'outre-Atlantique pour l'essentiel et accrochés encore à la « théorie de l'agence », alors que c'est la « théorie de la firme » qui l'emporte désormais (lire à ce sujet la Harvard Business Review de mai 2017).

L'intérêt de cette mise en conformité du cadre entrepreneurial avec la vision durable qui inspire de plus en plus notre modèle européen est double. Elle consacre les engagements internationaux de l'État à faire respecter « la conduite responsable des affaires », contenue dans le traité OCDE, et à faire entrer dans la vie économique la prise en compte des enjeux de climat, de biodiversité, de respect des droits de l'Homme, de protection sociale et des minorités, etc., dont il fait à juste titre le cadre de son action internationale pour corriger une mondialisation critiquable et problématique.

L'autre intérêt est d'aérer fortement la vie économique et sociale en donnant aux entrepreneurs engagés dans des missions élargies la possibilité de dépasser la finalité du profit tout en restant dans le cadre efficace de l'entrepreneuriat avec ses possibilités d'appel à l'épargne publique et de liquidité des titres. Et d'y associer plus ses collaborateurs et partenaires, dans le sens d'une économie collaborative qui fait son chemin.

Si l'ère Macron peut consacrer cette transformation profonde des têtes et des méthodes pour ne plus s'enfermer dans un intérêt catégoriel, fut-il celui de l'actionnaire, dont on sait qu'il n'est qu'un acteur du projet entrepreneurial et pas le seul propriétaire de l'entreprise - dixit le président du Medef -, ne nous perdons pas en chemin et profitonsen pour nous doter de quelques leviers de gouvernance moderne : généraliser la représentation des salariés dans la prise de décision, faciliter l'intéressement dans le sens du partage de la valeur, faire délibérer le Conseil et l'AG sur la performance extra-financière intégrée au rapport de gestion, encourager l'investissement responsable auprès du grand public et surtout ouvrir la possibilité d'adopter un statut spécifique de l'entreprise à double mission économique et publique, pour les associés qui le souhaiteront.

Pour un engagement sociétal

Il s'agit de consacrer l'idée qu'il est aussi puissant et formidable d'attribuer un engagement sociétal à l'entreprise que de maximiser son efficacité propre, au titre de la cohérence de l'aventure humaine qu'elle incarne. Et ce d'autant qu'« il n'y aura pas d'entreprise qui gagne dans un monde qui perd » dans ce siècle critique ; cette conscience des enjeux géopolitiques du monde reste faible au niveau dirigeant particulièrement. De plus, l'obsolescence de vieux modèles qui nous emmènent vers la crise des ressources, des valeurs, dans les conflits inutiles, face à l'inertie des États, confère aux villes et aux entreprises le devoir d'apporter les solutions nouvelles pour réussir la décarbonation et la transition énergétique, pour assurer l'« impact investing », l'élimination de la grande pauvreté et des risques sanitaires, entre autres défis associés à nos technologies et aux besoins d'une population de dix milliards de personnes à l'horizon du siècle.

Le débat qui s'ouvre est une chance de créer une biodiversité entrepreneuriale qui fait de la loi le principe et de son application une liberté pour orienter ce double projet inventé après 1968 par Antoine Riboud pour donner au capitalisme le sens qui lui manque et en finir avec un cynisme de courte vue qui fait de la rente la seule finalité, en reliant enfin la performance et la durabilité de la planète. Cette vision de plus en plus partagée sur le continent européen n'est-elle pas la matrice du modèle que nous devrions pousser dans les décennies à venir, car la transformation de l'entreprise n'est pas spontanée ? C'est pourquoi il faut sortir du carcan juridique dépassé et s'ouvrir sans timidité à cet essaimage formidable qui invente en France un monde plus durable, associant économie et intérêt public, durabilité et efficience, parties prenantes et management, responsabilité voulue et projet d'entreprise. Ne ratons pas cette opportunité collective.

Dernier ouvrage paru : La Nature politique de l'entrepreneur (éd. Michel de Maule).